L’expérience de Robbers Cave : comment naît un conflit de groupe ?
Dans l’après-guerre, certains scientifiques se sont posé une question fondamentale : pourquoi et comment en sommes-nous arrivés à un tel niveau de conflit ? Pour y répondre, une équipe de psychologues a mené une expérience fascinante, publiée en 1954. L’objectif était de comprendre comment les conflits entre différents groupes de personnes apparaissent, comment ils évoluent, et surtout, comment on peut y trouver une solution.
Le protocole : 22 enfants dans une colonie de vacances
L’expérience, souvent connue sous le nom d’expérience de Robbers Cave, a rassemblé 22 garçons de 10 à 12 ans dans une colonie de vacances. La sélection des participants était cruciale. Comme je l’explique dans le podcast, « on avait pris des enfants qui venaient exclusivement de familles protestantes de classe moyenne qui avaient de bonnes notes à l’école avec un QI médian de 112« . Le but était clair : sélectionner des enfants venant de familles aussi stables et homogènes que possible pour éliminer toute variable préexistante.
Le plan des psychologues se déroulait en trois étapes :
- Formation des groupes : Séparer les 22 enfants en deux groupes de 11, les installer dans des camps différents et organiser leur rencontre progressive.
- Création du conflit : Mettre les deux groupes en compétition à travers des épreuves sportives pour gagner des prix (argent, bonbons). L’idée était de les mettre en concurrence pour une ressource limitée.
- Résolution du conflit : Tenter de trouver des moyens de réunifier les deux groupes.
Le premier résultat surprenant : la simple séparation suffit
Le premier résultat de l’expérience fut aussi précoce qu’inattendu. Les chercheurs n’ont même pas eu besoin de lancer la deuxième phase de compétition. « Le simple fait de séparer le groupe de 22 enfants en deux groupes de 11 a suffi pour créer le conflit« , c’est-à-dire que l’hostilité est apparue immédiatement dès leur première rencontre. Il n’a pas été nécessaire d’introduire des prix ou des enjeux externes pour voir naître une rivalité.
L’escalade du conflit : la naissance des Aigles et des Serpents
Dès leur rencontre, les deux groupes ont développé des identités propres. L’un s’est autoproclamé « les Aigles », l’autre « les Serpents ». Il est intéressant de noter que ce besoin de se nommer n’est apparu qu’au moment de la confrontation avec l’autre groupe. Avant cela, ils n’étaient qu’un simple groupe d’enfants. L’identité s’est donc construite par opposition.
La compétition planifiée n’a fait qu’intensifier un conflit déjà bien présent. Les bagarres sont devenues fréquentes, et les provocations se sont multipliées. On a assisté à une véritable escalade : « Les Aigles vont s’introduire dans le camp des Serpents, vont voler leur drapeau et vont le brûler. Et en représailles, l’autre groupe, les Serpents, vont raider le camp ennemi et volent le jean du leader, le peignent en orange et ils en font un drapeau sur lequel ils ont écrit la légende, ‘le dernier aigle.’«
Ce qui est encore plus étonnant, c’est le développement de stéréotypes négatifs. Les Serpents, qui utilisaient des jurons, se voyaient comme des durs à cuire et percevaient les Aigles comme des « fayots ». De leur côté, les Aigles se considéraient comme droits et moraux, voyant les Serpents comme de la « racaille ». Et tout cela, je le rappelle, à partir d’un groupe d’origine parfaitement homogène. C’est un exemple parfait de ce que j’appelle le biais de tribalisme.
Le biais de tribalisme : une tendance humaine irrésistible
Le biais de tribalisme n’est pas un terme officiel de la psychologie, mais une expression que j’utilise pour regrouper plusieurs tendances humaines. Il s’agit de « la tendance irrésistible de l’être humain à créer et rejoindre des groupes« . Un groupe se définit par ses valeurs communes, mais surtout, par son opposition aux non-membres. Comme les enfants de l’expérience, un groupe n’acquiert une identité forte que lorsqu’il est confronté à un groupe externe.
L’ennemi extérieur comme ciment du groupe
L’histoire est remplie d’exemples qui confirment cette idée. Prenez les communistes en Russie. Pendant la révolution et la guerre civile, leur ennemi commun leur a permis de rester unis. Mais une fois la victoire acquise et les ennemis éradiqués, le groupe s’est fragmenté en factions rivales. C’est un schéma récurrent, que l’on retrouve aussi après la Révolution française. L’être humain a une tendance naturelle à se fragmenter en groupes qui se définissent les uns par rapport aux autres.
L’exemple le plus pur est sans doute celui des équipes sportives. Soutenir une équipe est assez illogique si on y réfléchit. Ce ne sont pas les joueurs qui comptent, puisqu’ils changent d’équipe, mais bien le maillot, le symbole. Le supportérisme est une manifestation pure de ce besoin fondamental d’appartenance, de ce biais de tribalisme ancré dans notre évolution.
Comment fonctionne une tribu ? Les 3 piliers de la cohésion
Une tribu se construit et se renforce sur plusieurs piliers psychologiques fondamentaux, qui interagissent souvent entre eux.
Le pouvoir de l’histoire commune et des biais combinés
Une tribu fonctionne d’abord sur une histoire commune. C’est ici que le biais de tribalisme rencontre le biais narratif. Comme le dit Charlie Munger, les biais cognitifs ne fonctionnent pas en isolation mais créent un « effet Lollapalooza » en s’additionnant. Dans l’expérience de Robbers Cave, chaque groupe s’est raconté sa propre histoire sur le conflit, ses propres valeurs, définissant qui était dans le bon et le mauvais camp. Ajoutez à cela le biais de confirmation : un Aigle, convaincu que les Serpents sont des racailles, interprétera chaque action des Serpents comme une preuve de sa croyance. Résultat : deux groupes, chacun convaincu à 100% d’avoir raison.
L’exacerbation des différences minimes
Souvent, le conflit entre deux groupes n’est pas proportionnel à l’ampleur de leurs différences. Au contraire, ce sont les groupes les plus proches qui ont tendance à exacerber leurs différences minimes. Les enfants de l’expérience en sont la preuve : issus de milieux identiques, leur seule façon de construire une identité distincte était d’amplifier de légères variations de comportement.
On retrouve ce phénomène chez les entrepreneurs. Il y a la grande tribu des entrepreneurs face à celle des salariés. Mais au sein même des entrepreneurs, on observe de nouvelles fragmentations. Par exemple, entre les start-ups qui lèvent des fonds et celles qui s’autofinancent (bootstrap). « Cette distinction qui est au départ une distinction assez subtile […] peut devenir rapidement exacerbée où vous avez […] deux écoles de pensée complètement différentes« . On ignore les 99 % de points communs pour se focaliser sur le 1 % qui nous différencie, que ce soit pour une équipe de foot ou un choix de stratégie d’entreprise.
Le renforcement par les croyances et les rituels
Au sein d’un groupe, on développe des croyances et des rituels qui servent à souder les membres et à marquer la différence avec l’extérieur. Un principe clé se dégage : « plus les rituels sont difficiles, plus les rituels sont coûteux et plus ils sont irrationnels, plus la cohésion au sein du groupe va être forte« .
Des religions aux écoles de commerce : le rôle du bizutage
Comparons une église chrétienne libérale, où l’engagement est souple, à une communauté comme les Amish. Les Amish vivent avec une technologie du 18ème siècle, un mode de vie extrêmement contraignant et isolé. Ces rituels, qui semblent irrationnels de l’extérieur, ne les affaiblissent pas ; au contraire, ils renforcent leur cohésion de manière spectaculaire. Il n’y a pas de demi-mesure : soit on est Amish, soit on ne l’est pas.
Le bizutage dans les écoles de commerce ou les associations étudiantes suit la même logique. Loin d’être une simple cruauté, il remplit une fonction sociale de cohésion. Plus le rite d’intégration est difficile et pénible, plus le sentiment d’appartenance au groupe qui en résulte est fort.
Les rites de passage : des Navy Seals à Zappos
Cette logique est poussée à l’extrême dans l’armée, notamment chez les unités d’élite comme les Navy Seals. Leur entraînement est si difficile que la plupart des candidats, pourtant déjà l’élite de l’armée, abandonnent. Ceux qui réussissent n’ont pas seulement prouvé leurs capacités ; ils ont traversé une épreuve commune qui crée une cohésion absolue. Ils ont la certitude de faire partie d’un corps d’élite.
Ces pratiques modernes sont les héritières des rites de passage ancestraux, où un adolescent devait survivre seul dans la nature pour devenir un adulte. Certaines entreprises s’en inspirent, comme Zappos, le vendeur de chaussures en ligne réputé pour son service client exceptionnel. Chez Zappos, chaque nouvelle recrue, même un directeur marketing, doit passer un certain temps à travailler au service client. C’est une version adoucie du bizutage qui a deux fonctions : inculquer à tous l’importance fondamentale du service client et créer un esprit de corps unique au sein de l’entreprise.
Comment réunir des groupes en conflit : la solution de l’ennemi commun
Revenons à notre colonie de vacances. Les psychologues ont d’abord tenté de réunifier les Aigles et les Serpents avec des activités plaisantes communes, comme des feux d’artifice. Sans succès. Au contraire, cela ne faisait qu’exacerber leurs différences. La solution est venue d’ailleurs : l’introduction d’un ennemi commun.
Les chercheurs ont inventé une histoire : un vandale avait saboté l’arrivée d’eau du camp. « Le fait de les unir dans une cause commune contre un ennemi commun, même si l’ennemi commun en l’occurrence était imaginaire, il sert son objectif« . Les deux groupes ont dû coopérer pour inspecter les tuyaux, trouver la « source » du problème et la réparer. Cet objectif commun, supérieur à leur conflit, a permis de déplacer l’animosité vers l’extérieur et de recréer une cohésion au sein du groupe global des 22 enfants.
Les applications du biais de tribalisme en marketing
Comprendre ce biais cognitif ouvre des perspectives fascinantes pour le marketing et la communication.
Créer une communauté engagée et sélective
La tendance actuelle est de créer des groupes Facebook. Mais le but ne devrait pas être d’avoir le plus de membres possible. Un groupe ouvert à tous perd de sa valeur. Au contraire, « plus le groupe Facebook va être sélectif, plus il va être fermé, plus il va être difficile d’y accéder, plus l’intérieur du groupe sera renforcé« . Une barrière à l’entrée élevée (candidature, paiement) crée une communauté à la cohésion bien supérieure.
Le podcast Nomade Digital, par exemple, ne s’est pas construit autour d’un produit mais d’une philosophie de vie. La plupart de ses auditeurs ne sont pas encore nomades, mais ils s’identifient aux valeurs défendues, des valeurs qui contrastent fortement avec celles de la société. C’est ce contraste qui soude la communauté.
Le produit comme signal d’appartenance à une tribu
Les grandes marques comme Apple, Harley Davidson ou Louis Vuitton dépensent des millions pour associer leur nom à certaines valeurs, à une certaine tribu. Acheter leur produit devient un signal d’appartenance. L’exemple le plus frappant reste les publicités « I’m a Mac, I’m a PC » d’Apple, qui visaient explicitement à créer une différence identitaire entre les deux types d’utilisateurs. On ne vend plus un simple ordinateur, mais l’accès à un groupe de personnes créatives et innovantes.
Dans les produits d’information, on retrouve souvent cet argument : « Si vous êtes le genre de personne qui a de l’ambition dans la vie […], alors vous allez acheter mon produit« . On ne joue pas sur les caractéristiques du produit, mais sur l’identité de l’acheteur et le groupe auquel il aspire à appartenir.
Définir votre « Dark Vador » pour unir votre audience
Si vous voulez unir une communauté, une des stratégies les plus efficaces est de déterminer un ennemi, un bouc émissaire. Cet ennemi peut être « la société » qui vous oppresse, un concurrent, une vieille méthode, une mauvaise habitude… En pointant un ennemi commun, vous donnez à votre communauté une histoire, des valeurs et une raison de se rassembler en opposition. C’est exactement comme le faux vandale qui a saboté l’arrivée d’eau dans l’expérience de Robbers Cave.
Conclusion : le tribalisme, une force fondamentale à comprendre
Le biais de tribalisme est une force puissante qui régit une grande partie de nos interactions sociales, de nos choix de consommation et de nos convictions. Comprendre que nous sommes programmés pour former des groupes, nous définir par opposition et nous souder autour de rituels et d’ennemis communs est essentiel. C’est une clé pour mieux communiquer, mieux persuader, mais aussi pour prendre du recul sur nos propres décisions. Car, comme je le répète souvent, « les biais cognitifs, on peut les remarquer, on peut les étudier, mais personne n’est immunisé« .
Foire aux questions sur le biais de tribalisme
Qu’est-ce que le biais de tribalisme en psychologie ?
Réponse directe : Le biais de tribalisme est la tendance psychologique naturelle et irrésistible des êtres humains à former des groupes (ou tribus). Ces groupes se définissent non seulement par des valeurs communes, mais surtout par leur opposition à des groupes externes ou à des non-membres.
Citation de preuve : « Le tribalisme, c’est la tendance irrésistible de l’être humain à créer et rejoindre des groupes. Un groupe est défini par ses valeurs et par ses attributs communs, mais surtout, il est défini par opposition aux non-membres du groupe.«
Comment l’expérience de Robbers Cave illustre-t-elle le tribalisme ?
Réponse directe : L’expérience de Robbers Cave démontre que la simple séparation d’individus homogènes en deux groupes distincts suffit à créer une identité de groupe forte, de l’hostilité et des stéréotypes négatifs envers l’autre groupe, même sans aucune compétition initiale.
Citation de preuve : « Le premier résultat de l’expérience est arrivé très tôt et très surprenant, ça a été que le simple fait de séparer le groupe de 22 enfants en deux groupes de 11 a suffi pour créer le conflit.«
Pourquoi les rituels, même difficiles, renforcent-ils la cohésion d’un groupe ?
Réponse directe : Les rituels difficiles, coûteux ou irrationnels (comme le bizutage ou des pratiques religieuses strictes) renforcent la cohésion car ils agissent comme un filtre et un investissement. Traverser une épreuve commune crée un lien puissant entre les membres et augmente la valeur perçue du groupe, justifiant l’effort consenti.
Citation de preuve : « Plus les rituels sont difficiles, plus les rituels sont coûteux et plus ils sont irrationnels, plus la cohésion au sein du groupe va être forte.«
Comment les marques comme Apple utilisent-elles le marketing tribal ?
Réponse directe : Des marques comme Apple utilisent le marketing tribal en positionnant leurs produits non pas comme de simples objets, mais comme des symboles d’appartenance à une tribu spécifique (créative, innovante). Elles créent une distinction identitaire claire avec les non-utilisateurs (les ‘PC’), transformant un choix de consommation en une affirmation de soi.
Citation de preuve : « L’objectif de cette pub [I’m a Mac, I’m a PC] était bien sûr de créer une différence entre la personne qui achète Apple et qui donc appartient à un certain groupe et partage certaines valeurs […] et une personne qui achète un PC.«
Qu’est-ce que l’exacerbation des différences minimes ?
Réponse directe : C’est un phénomène où des groupes très similaires se concentrent sur leurs différences les plus infimes et les amplifient pour construire des identités distinctes et justifier leur rivalité. Le conflit devient alors inversement proportionnel à la ressemblance réelle des groupes.
Citation de preuve : « Bien souvent, c’est les groupes qui ont des différences les plus minimes qui vont exacerber ces différences. […] Deux groupes qui sont très proches vont trouver les petits éléments sur lesquels ils sont différents et vont les exagérer.«
Est-il possible de réunir des groupes en conflit ?
Réponse directe : Oui, il est possible de réunir des groupes en conflit. L’expérience de Robbers Cave a montré que la méthode la plus efficace n’est pas de les rassembler pour des activités plaisantes, mais de leur donner un objectif commun supérieur ou un ennemi commun à affronter ensemble.
Citation de preuve : « La solution a été d’introduire un ennemi commun. […] Le fait de les unir dans une cause commune contre un ennemi commun […] a fonctionné.«
Pourquoi est-il efficace d’avoir un ‘ennemi commun’ en marketing ?
Réponse directe : Définir un ‘ennemi commun’ (un concurrent, une idée reçue, ‘la société’) en marketing est efficace car cela permet d’unifier une communauté autour d’une histoire et de valeurs communes. Cela crée un sentiment de ‘nous contre eux’ qui renforce l’identité de la tribu et la fidélité à la marque.
Citation de preuve : « L’important c’est qu’elle [l’histoire] permet de mettre un bouc émissaire, de pointer un ennemi et d’unifier votre communauté, et d’unifier vos valeurs, et d’unifier votre histoire autour d’une opposition, un ennemi commun.«
Comment créer une communauté engagée autour de sa marque ?
Réponse directe : Pour créer une communauté engagée, il est plus efficace de miser sur la sélectivité et une identité forte plutôt que sur la taille. Établir une barrière à l’entrée (même symbolique) et défendre des valeurs qui contrastent avec la norme peut renforcer la cohésion et le sentiment d’appartenance des membres.
Citation de preuve : « Si vous voulez aujourd’hui créer un groupe Facebook, le but n’est pas d’accéder au maximum de personnes […] L’opposé, évidemment, c’est un groupe Facebook avec une barrière à l’entrée très élevée […]. Vous allez avoir une cohérence qui sera largement supérieure.«