L’ère du cookieless est déjà là : état des lieux du marché en 2024
Pendant des années, la blague dans notre milieu était de dire que « chaque année, c’est l’année du mobile ». Aujourd’hui, on pourrait mettre à jour cette expression : chaque année, c’est l’année de la fin des cookies tiers. Cette transition, annoncée et reportée, est désormais une réalité palpable qui redéfinit les règles de la publicité digitale. Pour faire le point sur l’actualité du cookieless en 2024, je reçois Margarita Zlatkova, directrice data et programmatique chez Weborama.
Pour bien comprendre l’urgence de la situation, il faut commencer par quelques chiffres clés. Comme le rappelle Margarita, « Google a encore décalé la fin des cookies tiers pour début 2025. Néanmoins, on est déjà dans l’ère cookieless ». En effet, si l’on regarde la situation globale, le constat est sans appel.
« Aujourd’hui, nous avons entre Safari et Firefox pour des raisons techniques à peu près 40 % des inventaires publicitaires qui n’ont plus de cookies sur ces deux navigateurs là et à cela, on ajoute entre 20 et 30 % d’inventaire supplémentaire sans consentement donc consentless qui sont sur Chrome. Donc si on fait bien le compte, il ne reste entre 30 et maximum 40 % d’inventaire publicitaire qu’on peut encore toucher avec un cookitier. » – Margarita Zlatkova
Ce chiffre a drastiquement changé. Il y a peu, nous pouvions encore compter sur 50 à 60% du marché accessible via les cookies, ce qui permettait de construire des campagnes média relativement efficaces. Aujourd’hui, il est devenu impératif d’utiliser des alternatives pour atteindre une audience significative.
Les alternatives au cookie tiers : quoi de neuf depuis notre dernière discussion ?
Face à la disparition progressive du cookie, trois grandes familles de solutions se sont développées : la Privacy Sandbox de Google, le ciblage contextuel et les identifiants universels. Si ces alternatives ne sont pas nouvelles, leurs technologies respectives ont bien évolué.
La Privacy Sandbox de Google : du test à la réalité
La principale nouveauté concerne la Privacy Sandbox. « Elle a été officiellement lancée et donc maintenant on n’est plus dans des tests en préprod sur des serveurs Google, on est sur de la vraie vie », explique Margarita. Actuellement, cette solution est implémentée sur 1% des utilisateurs de Chrome, ce qui permet de réaliser des tests en conditions réelles et de mesurer son impact concret, comme nous le verrons plus loin.
Le ciblage contextuel dopé à l’IA générative
Le ciblage contextuel, qui consiste à afficher des publicités en fonction du contenu de la page, a également connu des avancées majeures. La sémantique, déjà très performante, continue de se développer, mais la véritable révolution vient de l’IA générative.
« Les deux couplés ensemble continuent à faire croître et le reach et la précision du ciblage contextuel. […] Maintenant au lieu d’indiquer aux algorithmes des expressions ou des mots clés, on leur indique carrément des phrases entières en leur disant je recherche les personnes qui ou les familles avec deux enfants qui ont tendance à acheter plus d’autant de fois tel produit. » – Margarita Zlatkova
Cette approche permet de gagner en précision et de cibler des intentions beaucoup plus fines, tout en conservant l’avantage principal du contextuel : un reach de 100% de la population, puisqu’il fonctionne sur tous les navigateurs, avec ou sans consentement.
Les identifiants universels : un écosystème en pleine expansion
Enfin, les identifiants universels continuent de s’étoffer. Alors que les solutions historiques se basaient principalement sur des données personnelles comme les adresses email, de nouveaux acteurs émergent avec des approches différentes. Margarita cite notamment « l’arrivée d’Uti avec les données Telco » ou encore « l’arrivée très très fulgurante de First ID basé sur les first party cookie ». Cet enrichissement de l’offre représente une part de plus en plus importante du marché et une alternative crédible pour le ciblage d’audience.
Privacy Sandbox : pourquoi la solution de Google inquiète l’écosystème
Alors que la Privacy Sandbox est censée être la solution d’avenir pour l’Open Web, elle suscite de vives inquiétudes. Plusieurs rapports récents, notamment une étude de Criteo, des déclarations d’Index Exchange et un rapport de la CMA (l’autorité de la concurrence britannique), tirent la sonnette d’alarme. Le constat est unanime : « la privacy Sandbox en l’état n’est pas prête à être lancée sur 100 % du marché avec zéro cookitier » affirme Margarita, une conclusion corroborée par les tests internes de Weborama.
Les latences : un frein majeur pour la performance et les revenus des éditeurs
Le premier reproche majeur, et sans doute le plus technique, concerne les latences. La publicité programmatique repose sur une rapidité d’exécution extrême, en moins de 50 millisecondes. Or, les tests révèlent des lenteurs significatives. Criteo a enregistré des latences de plus de 100%, et Index Exchange de plus de 30%.
Mais qu’est-ce qu’une latence concrètement ? « C’est la lenteur d’affichage d’une publicité qui pourrait entraîner des lenteurs d’affichage de la page elle-même », explique Margarita. Pour l’internaute, cela se traduit par une mauvaise expérience utilisateur, voire le blocage du site. Pour l’éditeur, l’impact est direct : « la perte de revenus engendrée par les latences pour les éditeurs, c’est tout simplement de ne pas pouvoir recevoir la publicité pour l’afficher quand l’internaute est là ». Des espaces publicitaires non remplis signifient des revenus en moins, ce qui s’ajoute à la pression déjà exercée par la fin des cookies sur leur monétisation.
La gouvernance : une menace pour la survie de l’Open Web ?
Le deuxième point de friction est la gouvernance. Qui contrôle les règles du jeu ? Pour l’instant, c’est Google, et l’entreprise n’offre aucune garantie sur un éventuel transfert de cette gouvernance à un organisme indépendant comme le W3C. Cette situation pose un problème fondamental : « on est en présence d’un acteur qui crée des règles de marché. Donc à quel point effectivement le favoritisme ici peut être géré surtout sur le long terme », s’interroge Margarita.
Le risque est que, une fois la Privacy Sandbox déployée et les contrôles de la CMA levés, Google puisse modifier les règles à son avantage. C’est toute la survie de l’Open Web tel qu’on le connaît qui est en jeu, face à la puissance des Walled Gardens.
Une redistribution de la valeur en faveur de Google ?
Cette inquiétude sur le favoritisme est alimentée par des données chiffrées. L’étude de Criteo a montré un phénomène alarmant. Sur les enchères publicitaires, la part des impressions provenant de GAM (Google Ad Manager) est de 23% lorsque la Privacy Sandbox n’intervient pas. Mais si on l’intègre, « on passe à 83 % des impressions qui proviennent de Gam ». Même si Google conteste ces chiffres, un décalage, même moins important, pointerait vers un avantage concurrentiel clair.
En pratique, avec les « Protected Audiences », Google prend quasiment la place d’un SSP (Supply-Side Platform), gérant les enchères et les décisions. Cela pourrait remettre en cause tout l’équilibre trouvé par les éditeurs et les SSP, notamment avec le header bidding, pour optimiser leur monétisation.
Au-delà du web desktop : quels impacts pour le mobile et la mesure ?
La discussion sur la fin des cookies se concentre souvent sur le web desktop, mais deux autres domaines cruciaux sont profondément impactés : l’écosystème applicatif et, surtout, la mesure de la performance.
Le monde applicatif, grand oublié du cookieless ?
Le monde applicatif a été « un peu laissé de côté », reconnaît Margarita. La Privacy Sandbox pour Android, qui devait adresser cet univers, a été mise en standby et son développement n’a pas été mené à son terme. On parle maintenant d’un horizon 2026, sans aucune certitude. « Quand on sait qu’aujourd’hui certains éditeurs ont jusqu’à 50-60 % de leurs inventaires qui sont mobiles et qui commencent à être de plus en plus in-app, on est légitimement en train de se poser la question de ce qui va se passer à la fin ».
Vers une redéfinition complète des KPI de performance
Si le ciblage a des alternatives, l’avenir de la mesure publicitaire est encore plus flou. C’est peut-être le plus grand défi de l’ère cookieless. Le cookie tiers nous a habitués à un suivi unifié du parcours utilisateur, permettant de calculer des KPI en temps réel comme le coût par acquisition, le coût par lead ou le ROAS.
« Je suis persuadé qu’on aura plus ce temps réel qu’on a aujourd’hui avec les cookies tiers et qu’il va falloir réfléchir à comment adapter nos KPI à cette situation là. Il ne sera plus possible d’aller chercher le coût d’acquisition à la seconde à la minute. » – Margarita Zlatkova
Cette situation pousse les annonceurs à se tourner vers des univers qui n’ont jamais dépendu du cookie, comme le retail media ou la TV connectée. Elle impose aussi de repenser la mesure, probablement en revenant à des modèles comme le MMM (Marketing Mix Modeling), mais en essayant de les rendre plus agiles pour prendre des décisions plus fréquentes qu’une ou deux fois par an.
Comment s’adapter : les prochains pas pour les annonceurs
Face à ces bouleversements, l’attentisme n’est pas une option. 2024 et 2025 seront des années de « changement et d’évolution constante ». Margarita observe que 2023 a été l’année des tests du contextuel, tandis que 2024 est celle des tests sur les identifiants et la Privacy Sandbox. Cependant, « il y a très peu d’annonceurs […] qui ont commencé à construire leur mix que ça soit en terme de ciblage ou en terme de mesure ».
Pour s’y retrouver, elle recommande vivement de consulter les deux panoramas publiés par l’Alliance Digitale, l’un sur le ciblage et l’autre sur la mesure. Conçus comme des guides pratiques, ils permettent de passer de la théorie à la pratique en identifiant les acteurs, leurs avantages et leurs inconvénients pour chaque cas d’usage. C’est un effort nécessaire, car comme le souligne Margarita, il faut que les annonceurs « mettent les mains un petit peu dans le cambouis » pour comprendre ce qui se cache derrière les technologies et poser les bonnes questions. La prochaine échéance fixée par Google est début 2025, après la période cruciale des fêtes de fin d’année. Le compte à rebours est lancé.
FAQ sur la fin des cookies et la Privacy Sandbox
Qu’est-ce que la fin des cookies tiers concrètement ?
La fin des cookies tiers signifie que les navigateurs, notamment Google Chrome, ne supporteront plus ces petits fichiers texte qui permettent de suivre un utilisateur d’un site à un autre à des fins publicitaires. Cela impacte directement le ciblage, le retargeting et la mesure de la performance des campagnes.
« Il disparaît progressivement depuis quelques années avec Safari et cetera […] jusqu’à maintenant Chrome l’utiliser toujours. il y a quelques années maintenant Chrome a annoncé qu’ils arrêtaient de supporter le cookie tiers dans le monde publicitaire pour le remplacer par Privacy Sandbox. » – Laurent, animateur du podcast
Qu’est-ce que la Privacy Sandbox de Google ?
La Privacy Sandbox est un ensemble de technologies proposées par Google pour remplacer les cookies tiers. Son objectif est de permettre la diffusion de publicités ciblées et la mesure de leur efficacité tout en préservant mieux la vie privée des utilisateurs, en regroupant ces derniers dans des cohortes anonymes plutôt qu’en les suivant individuellement.
« La Privacy Sandbox a été officiellement lancée et donc maintenant on n’est plus dans des tests en préprod sur des serveurs Google, on est sur de la vraie vie, sur 1 % des utilisateurs uniquement mais ils ont réellement implémenté la privacy Sandbox. » – Margarita Zlatkova
Pourquoi la Privacy Sandbox cause-t-elle une perte de revenus pour les éditeurs ?
Les tests menés par des acteurs comme Criteo et Index Exchange montrent que la Privacy Sandbox entraîne une perte de revenus pour les éditeurs (entre 30% et 60%) principalement à cause des latences techniques. Ces lenteurs d’affichage empêchent les publicités de se charger à temps, laissant des espaces invendus, ce qui se traduit par une baisse directe de la monétisation.
« La perte de revenus engendrée par les latences pour les éditeurs, c’est tout simplement de ne pas pouvoir recevoir la publicité pour l’afficher quand l’internaute est là. Et à partir de là bah d’avoir des espaces publicitaires qui ne sont pas remplis et donc des pertes importantes de revenus. » – Margarita Zlatkova
Quelles sont les principales alternatives au cookie tiers ?
Il existe trois grandes familles d’alternatives : la Privacy Sandbox de Google, le ciblage contextuel (qui analyse le contenu de la page) amélioré par l’IA, et les identifiants universels, qui reposent sur des données déterministes (email, numéro de téléphone, cookie first-party) pour reconnaître un utilisateur sur différents sites.
« On est toujours sur la Privacy Sandbox, le contextuel et les identifiants universels. Les technologies ont un petit peu avancé quand même. » – Margarita Zlatkova
Comment l’IA générative améliore-t-elle le ciblage contextuel ?
L’IA générative permet de dépasser le simple ciblage par mots-clés. Elle permet de donner des instructions beaucoup plus complexes aux algorithmes, sous forme de phrases complètes décrivant une intention ou un profil d’audience. L’IA va ensuite identifier les pages web dont le contenu correspond à cette intention, offrant une précision de ciblage bien supérieure.
« Maintenant au lieu d’indiquer aux algorithmes des des expressions ou des mots clés, on leur indique carrément des phrases entières en leur disant je recherche les personnes qui ou les familles avec deux enfants qui ont tendance à acheter plus d’autant de fois tel produit. » – Margarita Zlatkova
La fin des cookies concerne-t-elle aussi les applications mobiles ?
Oui, l’écosystème mobile est également concerné, mais la situation y est plus incertaine. La solution de Google, la Privacy Sandbox pour Android, a été mise en pause et ne devrait pas arriver avant 2026. Cela laisse un grand flou pour les éditeurs et annonceurs qui ont une part importante de leur audience sur mobile et in-app.
« On a privacy Sandbox pour Android qui malheureusement a été mise en standby, n’a pas été lancé, n’a pas été développée jusqu’au bout. […] On parle plutôt de Android en 2026 et ça va arriver et on ne connaît pas encore toutes les répercussions. » – Margarita Zlatkova
Quel est le plus grand défi de l’ère cookieless pour les annonceurs ?
Le plus grand défi est la mesure de la performance des campagnes. Sans le suivi cross-site du cookie tiers, il devient très difficile d’attribuer une conversion à une campagne spécifique et de calculer des KPI en temps réel. Les annonceurs doivent repenser leurs méthodes de mesure et s’habituer à un monde avec moins de données granulaires et immédiates.
« La mesure on n’en a pas parlé mais elle est encore plus importante et encore plus impactée que le ciblage. Parce que sur la mesure déjà on a très peu de tests et les solutions sont pas aussi évidentes que sur le ciblage. » – Margarita Zlatkova
Pourquoi dit-on que la Privacy Sandbox menace la survie de l’Open Web ?
La menace vient du fait que Google, acteur dominant du marché, contrôle à la fois le navigateur (Chrome), la technologie publicitaire (GAM) et la nouvelle solution (Privacy Sandbox). Cela crée un risque de favoritisme et de concentration du pouvoir, où Google pourrait dicter les règles du marché au détriment des autres acteurs indépendants (éditeurs, SSP, AdTech), menaçant ainsi la diversité et la compétitivité de l’Open Web.
« On joue aujourd’hui, je pense, la survie de l’Open Web. Il faut qu’on en soit conscient, on vit, on joue la survie de l’Open Web tel qu’on le connaît aujourd’hui et la question c’est est-ce qu’il va continuer à exister demain ? » – Margarita Zlatkova