Comment les enjeux sociétaux actuels redéfinissent l’avenir de l’entreprise
Le monde du travail est en pleine mutation. Entre les attentes des nouvelles générations, l’urgence climatique et une quête de sens généralisée, les entreprises sont à la croisée des chemins. Celles qui ne s’adapteront pas risquent de disparaître, tandis que les autres construiront les fondations de leur succès futur. Dans cet entretien, Irène de Vulpian, experte de la tech et cofondatrice de l’association Women at Criteo, nous livre son analyse sur la manière dont les entreprises peuvent tirer profit de ces défis pour pérenniser leur activité.
« Aujourd’hui, on est une société qui est en évolution permanente et les enjeux auxquels nous sommes confrontés ont des impacts multiples », explique d’emblée Irène. Elle va même plus loin en posant un diagnostic clair : « Je crois qu’on assiste à une forme de déconnexion entre les attentes des salariés et le fonctionnement des entreprises. Et pour pérenniser leur activité, les sociétés vont devoir s’adapter à ces changements et se modifier profondément. » C’est cette nécessité d’adaptation qui constitue le fil rouge de notre discussion.
Les 3 enjeux sociétaux qui transforment le monde de l’entreprise
Pour mieux comprendre comment les entreprises peuvent s’adapter aux changements sociétaux, Irène de Vulpian identifie trois points pivots qui bouleversent notre rapport au travail. Elle choisit volontairement de mettre de côté la crise économique, qui mériterait un sujet à part entière, pour se concentrer sur des changements plus structurels.
1. Les enjeux climatiques et la prise de conscience post-covid
Le premier point clé concerne l’urgence environnementale. « Il y a d’une part les enjeux climatiques qui nous interrogent sur notre impact et ce à quoi nous employons notre existence », souligne Irène. Ce questionnement n’est pas nouveau, mais il a été puissamment accéléré par une crise inattendue. « Dans ce contexte, la récente crise du Covid-19 agit comme un catalyseur et accélère des prises de conscience. »
Cette période a forcé de nombreuses personnes à repenser leur mode de vie et leur organisation, entraînant des changements profonds dans notre écosystème. La vision d’Irène est celle d’une transformation naturelle, presque biologique : « Des modèles économiques vont semble-t-il péricliter, d’autres devraient émerger. C’est assez normal hein. Notre société humaine, je pense qu’il faut la voir comme un organisme vivant. Donc il est naturel qu’elle évolue, il est naturel qu’elle se métamorphose. » L’impact des enjeux climatiques sur les entreprises n’est donc plus une simple question d’image, mais un facteur de survie.
2. La recherche d’égalité et de diversité en entreprise
Le deuxième pilier de cette transformation est sociétal. « Je crois qu’il y a un souhait réel de voir les entreprises et leurs équipes dirigeantes représenter la société dans laquelle nous vivons », affirme Irène. L’importance de la diversité en entreprise est devenue une évidence. Malgré des efforts notables, les inégalités persistent, mais des actions concrètes voient le jour.
Elle cite plusieurs exemples observés dans son secteur : « Moi je vois beaucoup d’entreprises dans notre secteur prendre des mesures fortes comme inscrire la parité dans leurs objectifs, d’autres qui prolongent le congé paternité de manière significative, d’autres encore qui font des partenariats avec des écoles pour identifier des potentiels très en amont, d’autres qui revoient carrément leur processus de ressources humaines, de recrutement et de système promotionnel. » Ces initiatives montrent qu’une prise de conscience est en cours pour créer des environnements de travail plus justes et représentatifs.
3. La quête de sens au travail, une attente non négociable
Le troisième point, peut-être le plus discuté aujourd’hui, est la quête de sens. « On parle beaucoup de ça hein, la quête de sens de son impact sur les cadres », remarque Irène. C’est un sentiment partagé par beaucoup : « Ce souhait de travailler dans une entreprise qui est en phase avec ta culture, avec tes enjeux et qui a un but utile. »
Cette attente ne concerne pas que les cadres. L’impact des jeunes générations sur l’entreprise est considérable. Pour elles, les questions d’environnement, d’écologie et d’égalité ne sont pas des options, mais des prérequis. « Elles pensent encore différemment de nous. Pour elles, ce sont des modes de pensée qui semblent très bien intégrés », explique Irène. Elle rapporte même des frustrations courantes chez les jeunes diplômés : « Souvent j’entends des jeunes diplômés se plaindre qu’on les comprend pas, qu’on fait pas ce qu’on devrait, que les solutions, les produits qu’on vend ne sont pas justes. » Pourquoi la quête de sens est importante pour les salariés ? Parce qu’elle est devenue un critère de choix essentiel, capable de déterminer l’attractivité d’un employeur.
Pourquoi un modèle d’entreprise peut ne plus fonctionner
Face à ces trois vagues de fond, un modèle d’entreprise qui refuse de se réformer s’expose à de graves difficultés. Selon Irène, le risque est double : une inadéquation avec les attentes du marché et une incapacité à attirer et retenir les talents. Deux aspects sont particulièrement critiques : le but de l’entreprise et son organisation interne.
Une entreprise doit-elle avoir un but juste ?
La question du but ultime de l’entreprise est centrale. Est-il encore suffisant de viser uniquement le profit ? « La finalité de beaucoup d’entreprises, c’est la réalisation de profit. Et c’est pas quelque chose qui est criticable en soi hein, il faut bien faire fonctionner la machine », rappelle Irène, démystifiant la vision négative du profit. « Une société qui réalise des bénéfices, c’est une société qui paye des salaires, qui paye des impôts, qui participent activement à l’économie. »
Cependant, une nouvelle dimension s’est ajoutée à l’équation. « Il y a une quête qui devient presque métaphysique : à quoi sert cette entreprise ? Quel est son impact sur le monde ? Et pour moi, c’est ça qui a changé aujourd’hui. » Une entreprise juste et profitable n’est plus une utopie mais une nécessité. « De plus en plus de gens souhaitent travailler pour une entreprise qui est juste, qui impacte positivement la société ou qui se réinvente pour mieux répondre aux attentes des gens. » À l’inverse, un but jugé dépassé ou injuste devient un risque majeur pour la pérennité de l’entreprise.
L’organisation interne : un miroir de la société
Le second point de fragilité est l’organisation même de l’entreprise. Si elle n’est pas en phase avec les valeurs sociétales, elle s’épuise de l’intérieur. Irène pointe plusieurs dérives possibles : « Si elle n’est pas une juste représentation de notre société, je pense notamment en termes d’égalité et de diversité. Si elle ne prend pas en compte le bien-être de ses employés, si elle ne fonde pas sa culture d’entreprise sur ces préceptes là mais plutôt sur le présentéisme ou la cacocratie, alors elle risque d’épuiser ses salariés et de décroître. »
Dans un secteur comme la tech, en perpétuel changement, la diversité est un atout stratégique. « L’entreprise doit avoir dans ses rangs une multitude de points de vue et ça se traduit par un effectif hétérogène en âge, en genre, en origine, en histoire afin qu’elle puisse évoluer et le cas échéant se réinventer. » Sans cette diversité, l’entreprise devient un système clos, incapable de se métamorphoser et condamné à être dépassé. C’est pourquoi on assiste déjà, selon elle, à « une crise de certains grands groupes trop déconnectés. »
Comment réformer son modèle d’entreprise pour un avenir durable
Alors, comment une entreprise peut-elle concrètement se réformer ? La première étape, selon Irène, est un audit interne honnête. « Elle peut simplement faire son propre audit. Se poser la question de est-ce que justement l’entreprise a un but qui est juste, est-ce qu’elle répond aux enjeux sociétaux ? » De cette introspection découlent des actions concrètes que l’on peut regrouper en trois catégories.
1. Assumer sa responsabilité sociétale et environnementale (RSE)
De nombreuses sociétés prennent désormais des positions fortes sur leur impact. Irène cite plusieurs exemples : « Il y a beaucoup de sociétés aujourd’hui qui prennent des positions sur leur impact environnemental, l’énergie verte, le reversement d’une partie de leur chiffre d’affaires à des associations caritatives, la création de groupes d’influence pour orienter des grandes réformes politiques. » L’engagement de Marc Simoncini pour la cause animale est un exemple parmi d’autres de cette tendance où les chefs d’entreprise deviennent des acteurs du changement. La RSE et pérennité de l’entreprise sont désormais intrinsèquement liées.
2. Promouvoir activement l’égalité et la diversité
Au-delà des déclarations d’intention, des mesures structurelles sont mises en place. « Des entreprises prennent des mesures pour favoriser l’égalité homme-femme et la diversité en allongeant le congé paternité, en imposant des objectifs de parité au poste de direction, en favorisant un meilleur équilibre vie personnelle, vie professionnelle. » Irène insiste aussi sur la réforme des processus RH pour qu’ils soient plus inclusifs, reconnaissant que « tout le monde n’est pas extraverti et ce n’est pas pour autant qu’on n’a pas des compétences. »
3. Aligner son image et ses produits avec les nouvelles attentes
Enfin, les marques elles-mêmes évoluent. Elles prennent des positions fortes pour modifier leur image ou lancer des produits qui répondent à des demandes longtemps ignorées. Le succès de marques comme Fempo ou Sisters Republic dans le domaine des protections menstruelles illustre parfaitement cette capacité à écouter et à répondre à un besoin sociétal.
Focus sur l’égalité homme-femme dans la tech
Ayant co-fondé l’association Women at Criteo, Irène de Vulpian a une vision particulièrement éclairée de la situation de l’égalité homme-femme dans la tech. Optimiste, elle constate que les choses progressent : « J’aime bien voir le verre à moitié plein. Donc je vais te dire qu’on progresse. Et c’est vrai. »
Cependant, les chiffres montrent que le chemin est encore long. « Aujourd’hui dans notre secteur, il y a 16 % de femmes salariées. 33 % si on englobe tout le numérique. Donc c’est quand même pas grand-chose. » Le constat est encore plus alarmant au sommet de la pyramide : « On a que 3 % de femmes chefs d’entreprise et moins d’1 % de femmes chefs d’entreprise qui arrivent à lever des fonds supérieurs à 3 millions d’euros. » La raison ? Un écosystème, notamment celui des fonds d’investissement, qui n’est « pas très représentatif de la société telle qu’elle est aujourd’hui. » La prise de conscience est là, mais la transformation structurelle reste à accomplir.
Le rôle de la culture d’entreprise dans l’attractivité des talents
Finalement, tous ces enjeux convergent vers un concept central : la culture d’entreprise. « Je crois fondamentalement que la culture d’une entreprise peut avoir un impact sur son attractivité », affirme Irène. Ce n’est pas un phénomène nouveau, mais les attentes ont radicalement changé.
« On est passé de la nourriture gratuite et du babyfoot un peu futile à attendre des engagements qui sont beaucoup plus durables. » Le télétravail, généralisé depuis la crise du Covid-19, n’est qu’un exemple de cette évolution vers plus de flexibilité et de confiance. L’enjeu est de taille, car il s’agit de « recruter les meilleurs talents ». Or, la quête de sens et la recherche d’équilibre sont devenues des motivations primordiales pour ces talents.
En conclusion, Irène synthétise sa pensée : « Je crois fondamentalement qu’une entreprise qui prend en compte ces évolutions dans la façon dont elle conçoit son organisation et sa culture est une entreprise qui est capable de bâtir une bonne stratégie durable. À l’inverse d’une autre qui ne le comprendrait pas et qui ne parviendrait sans doute pas à mettre en place une vision pérenne. » L’adaptation aux enjeux sociétaux n’est plus une option, mais la condition sine qua non de la survie et du succès des entreprises de demain.
FAQ sur les enjeux sociétaux en entreprise
Comment les entreprises peuvent-elles s’adapter aux changements sociétaux ?
Pour s’adapter, les entreprises doivent d’abord réaliser un audit interne pour évaluer l’alignement de leur mission et de leur organisation avec les attentes actuelles. Elles peuvent ensuite mettre en place des actions concrètes comme prendre des engagements environnementaux forts, réformer leurs processus RH pour plus de diversité, et développer une culture d’entreprise basée sur le bien-être et la flexibilité.
« Pour pérenniser leur activité, les sociétés vont devoir s’adapter à ces changements et se modifier profondément. Et certaines le font déjà assidûment. » – Irène de Vulpian
Pourquoi la quête de sens est-elle devenue si importante pour les salariés ?
La quête de sens est devenue cruciale car les salariés, et en particulier les jeunes générations, ne cherchent plus seulement un salaire. Ils veulent que leur travail ait un impact positif, soit en phase avec leurs valeurs personnelles (écologie, égalité) et contribue à un « but utile » pour la société.
« De plus en plus de gens souhaitent travailler pour une entreprise qui est juste, qui impacte positivement la société ou qui se réinvente pour mieux répondre aux attentes des gens. » – Irène de Vulpian
Quel est l’impact réel des enjeux climatiques sur la stratégie d’entreprise ?
Les enjeux climatiques obligent les entreprises à reconsidérer leur impact environnemental, leur chaîne d’approvisionnement et même leur modèle économique. Ignorer ces enjeux peut entraîner une perte de clients, des difficultés de recrutement et une obsolescence du modèle d’affaires, tandis que les intégrer devient un levier de performance et d’innovation.
« Les enjeux climatiques qui nous interrogent sur notre impact et ce à quoi nous employons notre existence. […] Des modèles économiques vont semble-t-il péricliter, d’autres devraient émerger. » – Irène de Vulpian
En quoi la diversité est-elle un levier de performance pour une entreprise ?
La diversité (genre, origine, âge, parcours) apporte une multitude de points de vue au sein de l’entreprise. Cette hétérogénéité est essentielle, notamment dans des secteurs comme la tech, pour favoriser l’innovation, mieux comprendre les différents segments de marché et permettre à l’entreprise d’évoluer et de se réinventer.
« L’entreprise […] doit avoir dans ses rangs une multitude de points de vue […] afin qu’elle puisse évoluer et le cas échéant se réinventer, se métamorphoser. » – Irène de Vulpian
Comment la culture d’entreprise a-t-elle évolué après le Covid-19 ?
Après le Covid-19, la culture d’entreprise a évolué des avantages matériels et superficiels (babyfoot, nourriture gratuite) vers des engagements plus profonds et durables. Les attentes se concentrent désormais sur la flexibilité (télétravail), un meilleur équilibre vie pro/vie perso, le bien-être des employés et des valeurs d’entreprise fortes et incarnées.
« On est passé de la nourriture gratuite et du babyfoot un peu futile à attendre des engagements qui sont beaucoup plus durables. […] Le télétravail fait partie des mesures récentes et il est évident que sur ce plan-là, il y aura un avant et un après Covid-19. » – Irène de Vulpian
Une entreprise peut-elle être à la fois juste et profitable ?
Oui, le modèle de l’entreprise juste et profitable est non seulement possible mais devient une nécessité. Si le profit reste essentiel au fonctionnement (salaires, impôts), la notion de « but juste » et d’impact positif est devenue un facteur clé pour attirer les talents et fidéliser les clients, conditionnant ainsi la rentabilité à long terme.
« Une société qui réalise des bénéfices, c’est une société qui paye des salaires, qui paye des impôts […]. Mais pour moi, il y a d’un côté cette réalisation de profit et de l’autre, il y a une quête qui devient presque métaphysique, c’est à quoi sert cette entreprise ? » – Irène de Vulpian
Quels sont les freins à l’égalité homme-femme dans le secteur de la tech ?
Les principaux freins sont une faible représentation des femmes dans les effectifs (16% dans le secteur), un plafond de verre persistant pour les postes de direction, et un accès extrêmement limité au financement pour les femmes entrepreneures (moins de 1% lèvent plus de 3M€), en partie dû à un écosystème d’investissement encore très masculin.
« Aujourd’hui dans dans notre secteur, il y a 16 % de femmes salariés. […] Et plus inquiétant, on a que 3 % de femmes chefs d’entreprise et moins d’1 % de femmes chefs d’entreprise qui arrivent à lever des des fonds supérieurs à 3 millions d’euros. » – Irène de Vulpian
Comment attirer les talents avec des valeurs fortes ?
Pour attirer les talents, les entreprises doivent définir clairement leur mission et leurs valeurs, puis les incarner à travers des actions concrètes : engagement RSE visible, politique de diversité et d’inclusion ambitieuse, management bienveillant, et une culture qui favorise l’équilibre et le développement personnel. La simple communication ne suffit plus ; la preuve par l’action est requise.
« Une entreprise qui prend en compte ces évolutions dans la façon dont elle conçoit son organisation et sa culture est une entreprise qui est capable de bâtir une bonne stratégie durable. » – Irène de Vulpian




