La fin des cookies tiers : le grand tournant de 2019 pour la publicité digitale
L’année 2019 a été un véritable champ de bataille pour le marketing digital, marquée par des évolutions profondes qui redéfinissent les règles du jeu. Pour décrypter ces changements, nous avons réuni un panel d’experts : Emmanuel Brunet, CEO d’Eulerian, Yann Gabay, co-fondateur de l’école Origami, et Mathieu Raiffé, consultant et formateur. Le premier grand sujet qui a secoué l’écosystème est sans conteste l’évolution de la collecte de données et la supposée fin des cookies tiers. Une révolution silencieuse menée par les navigateurs qui change tout pour les annonceurs.
Emmanuel Brunet résume la situation : « L’année 2019 est une année assez compliquée pour les intervenants notamment du monde publicitaire qui ont pour objectif d’utiliser des cookies pour faire du tracking, collecter leur data et pouvoir faire du remarketing ou optimiser leur campagne avec de la data. » Mais que s’est-il passé exactement ?
La guerre des navigateurs contre les cookies : Apple ITP en tête de pont
Le premier coup de canon a été tiré par Apple. Comme le rappelle Emmanuel, tout a commencé bien avant 2019. « On a eu un certain nombre d’évolutions des navigateurs à commencer par un navigateur qui s’appelle Safari qui appartient à nos amis de Apple qui à partir de septembre 2017 a commencé à limiter la capacité d’un intervenant notamment publicitaire à écrire pour la première fois et puis après à exploiter un cookie dans un contexte tiers. »
Ce n’était que le début. Apple a continué son offensive avec plusieurs mises à jour de son système ITP (Intelligent Tracking Prevention). « Ils en ont repassé une couche en 2019 au début de l’année, puis une deuxième couche, puis une troisième couche en septembre. Donc nous avons eu des ITP1 en septembre 2017, puis des IP 2. puis 2.3… et globalement, ils ont annoncé que ils allaient poursuivre le truc au maximum. » L’objectif affiché d’Apple est clair : éradiquer l’utilisation des cookies tiers, mais aussi s’attaquer aux cookies de première partie (first-party) exploités en JavaScript. Firefox a suivi une trajectoire similaire, laissant planer une grande incertitude sur la décision future de Google avec Chrome, qui détient la majorité des parts de marché.
Le verrouillage de l’écosystème Apple : le coup de grâce du « Sign in with Apple »
Pour couronner le tout, Apple ne s’est pas contenté des navigateurs. Le « sign off par Apple sur l’environnement in-app », comme le nomme Emmanuel, est « la cerise sur le gâteau ». Yann Gabay explique le mécanisme : « sur les applications mobiles en fait Apple demande et c’est même obligatoire à ce que l’ensemble des applications tout comme il y a un Facebook connect, un Google connect, il y a un Apple Connect. »
La subtilité est de taille : « Apple reçoit l’email de l’utilisateur mais renvoie vers l’application un email tronqué Apple. c’est-à-dire que tu as plus le suivi cross device avec l’email en fait. » En devenant l’intermédiaire obligé, Apple se positionne comme la « pierre de rosette du monde applicatif », une expression particulièrement bien trouvée de Yann. Cela complique énormément le suivi des utilisateurs sur différents appareils, un enjeu majeur pour les annonceurs.
Les solutions de contournement : un jeu du chat et de la souris
Face à ces blocages, l’industrie a cherché des parades. S’agit-il de simples artifices ou de vraies solutions pérennes ? Emmanuel évoque le fameux « CNAME », une technique qui permet de faire passer un serveur de tracking tiers pour un serveur first-party. « Le CNAME, c’est bien faire pointer un sous-domaine vers notre adresse IP… qui n’a rien à voir avec le serveur d’origine du domaine principal. »
Cette méthode, bien qu’ancienne, est surtout efficace pour la mesure de performance, comme l’attribution ou le web analytics. « C’est pratique pour faire de l’attribution ou du web Analytics. C’est plus compliqué pour faire du reciblage derrière et et là pour le coup c’est c’est un peu plus borderline. » Le principal risque, souligné par les intervenants, est d’entrer dans un jeu sans fin avec Apple, qui s’efforce de bloquer chaque nouvelle tentative de contournement. L’utilisation du Local Storage a été une autre alternative, rapidement contrée par Apple avec ITP 2.3.
Les grands gagnants de l’apocalypse cookie : le duopole GAFA renforcé
Alors, à qui profite le crime ? La réponse est unanime. Yann Gabay pose la question rhétorique : « Si je comprends bien les grands bénéficiaires de cette histoire, c’est quand même encore le duo Paul (Google/Facebook) ? » Emmanuel confirme sans hésiter : « Bien vu monsieur Gabett… les bénéficiaires sont bien évidemment les gens qui ont des écosystèmes fermés sur lesquels l’internaute est en permanence identifié et dans lesquels ils peuvent réaliser un certain nombre de collecte de données et de ciblage en ayant une donnée pivot. »
Pendant que le reste de l’écosystème publicitaire peine à suivre les utilisateurs d’un site à l’autre, Google et Facebook continuent d’opérer dans leurs jardins fermés, où l’identification de l’utilisateur est la norme. La fin des cookies tiers ne fait donc que renforcer leur position dominante.
La riposte européenne : le défi de la mutualisation des données
Face à cette hégémonie, les acteurs européens tentent de s’organiser. Des initiatives comme Gravity, qui visent à mettre en commun les données des grands groupes médias français, émergent. Est-ce une solution viable ? Laurent, l’animateur, estime que c’était « indispensable de commencer à réfléchir sur la mutualisation des cookies ». Cependant, Emmanuel tempère cet optimisme : « Quand tu as 10 acteurs qui doivent se mettre ensemble pour faire la même chose qu’un acteur unique américain le fait pour son compte, tu es jamais aussi efficace. »
Les obstacles sont nombreux : commerciaux, politiques, techniques, juridiques. Yann ajoute : « C’est clair que ne pas accélérer pour se prendre le mur plus vite, c’est bien. Ralentir un peu pour essayer de contourner le mur, c’est mieux. Par contre, tu rattraperas jamais le mec qui vole au-dessus du mur. » La puissance des GAFAM ne réside pas seulement dans leur technologie, mais aussi dans la qualité et la dépendance au service qu’ils offrent, ce qui facilite grandement la collecte de données personnelles avec le consentement de l’utilisateur.
L’avènement de l’automatisation efficace : l’algorithme est-il le nouveau marketeur ?
Le deuxième grand bouleversement de 2019, abordé par Yann Gabay, est celui de l’automatisation. Si le sujet n’est pas nouveau, il a atteint un point de bascule. « J’ai l’impression cette année, c’était l’année de l’automatisation qui fonctionne. Donc des algos qui marchent et qui arrivent à produire des choses très intéressantes. »
« Laissez la plateforme gérer » : le nouveau mantra de l’achat média
Le changement de discours des grandes plateformes est radical. Yann explique : « Aujourd’hui les grandes recommandations des grosses plateformes, c’est de laisser la plateforme gérer. Que en fait arrêter de faire des micro-ciblages des machins et cetera, de découper vos campagnes en 15000 morceaux mais laissez-nous gérer, on a des algorithmes qui vont apprendre et qui vont optimiser pour vous. » Et le plus surprenant, c’est que ça marche. « Il se trouve que la plupart des gens qui le font en ce moment pour voir si ça marche, me disent ça marche. »
Mathieu Raiffé confirme avoir eu les mêmes échos, que ce soit sur Facebook ou Google Ads. « Un spécialiste Google Ads qui me disait ‘non mais bon finalement aujourd’hui tu fixes le CPA, tu laisses la machine tourner toute seule et puis bah ça fonctionne beaucoup mieux que ce qu’on faisait avant’. » Cette efficacité repose sur la quantité massive de données que les annonceurs fournissent à ces plateformes, créant un cercle vertueux pour le duopole.
Confiance ou vigilance ? Le dilemme de la boîte noire algorithmique
Faut-il pour autant donner un chèque en blanc aux algorithmes ? Emmanuel Brunet apporte une nuance cruciale. « Moi ce qui me gêne, c’est quand c’est la machine du vendeur qui fait l’optimisation. » Il met en garde contre une confiance aveugle. Un algorithme peut être paramétré pour se positionner juste au niveau de la rentabilité de l’annonceur, afin de maximiser la marge du vendeur d’espace publicitaire.
Son parti pris est clair : « Je pense qu’aujourd’hui, on n’a pas pondu d’algo (…) suffisamment costaud pour se priver du cerveau d’un être humain intelligent et motivé pour rentrer dans le détail et aller faire une vraie optimisation. » La surveillance humaine reste donc indispensable pour fixer des KPIs stricts et s’assurer que les objectifs de l’annonceur sont bien respectés.
Le nouveau rôle de l’expert : de micro-manager à entraîneur d’algorithme
Si l’humain reste essentiel, son rôle est en pleine mutation. Yann, qui a connu l’époque des « fichiers Excel de 50000 lignes », voit le changement. La machine sait désormais analyser ces données bien mieux que nous. Le rôle du marketeur n’est plus dans cette micro-analyse, mais dans une compréhension plus stratégique de la machine.
Il suggère que les nouveaux métiers consisteront à « comprendre comment je peux faire en sorte que la machine apprenne plus vite ». Cela peut passer par la création de conversions intermédiaires pour donner plus de données à l’algorithme, ou par la maîtrise des biais algorithmiques pour comprendre ses décisions. Il ne s’agit plus de faire, mais de faire faire intelligemment. Comme le conclut Mathieu, la combinaison gagnante est « un bon algo et un bon cerveau ». Une formule simple qui résume parfaitement les enjeux de l’automatisation marketing et le futur des métiers de la publicité en ligne.
FAQ : Fin des cookies et automatisation marketing
Qu’est-ce que l’ITP d’Apple et quel est son impact sur la publicité ?
L’ITP (Intelligent Tracking Prevention) est une fonctionnalité du navigateur Safari d’Apple qui limite drastiquement l’utilisation des cookies tiers, et même de certains cookies first-party. Son impact principal est de rendre le suivi publicitaire (tracking), le retargeting et la mesure de performance cross-domaine beaucoup plus difficiles, notamment sur une audience à forte valeur ajoutée.
« On a eu un certain nombre d’évolutions des navigateurs à commencer par un navigateur qui s’appelle Safari qui appartient à nos amis de Apple qui à partir de septembre 2017 a commencé à limiter la capacité d’un intervenant notamment publicitaire à écrire pour la première fois et puis après à exploiter un cookie dans un contexte tiers. » – Emmanuel Brunet
La fin des cookies tiers signifie-t-elle la fin du retargeting ?
Sur les navigateurs qui bloquent les cookies tiers comme Safari et Firefox, le retargeting classique devient très compliqué. Des alternatives existent, comme l’utilisation d’identifiants partagés (email hashé) pour créer des audiences personnalisées sur des plateformes fermées comme Facebook, mais le suivi inter-sites est fortement compromis.
« Là le problème que tu as, c’est que tu peux pas en cookie tiers typiquement retargeté des audiences qui ont réalisé un certain nombre d’actions en achetant de l’espace pour le compte de du site d’e-commerce en question… » – Emmanuel Brunet
Quelles sont les alternatives techniques au blocage des cookies ?
La principale alternative technique discutée est le CNAME, qui consiste à faire pointer un sous-domaine de l’annonceur vers le serveur de tracking. Cette méthode est surtout efficace pour la mesure (analytics, attribution) en contexte first-party, mais son utilisation pour le ciblage publicitaire est plus complexe et « borderline ».
« Donc il y a le fameux name qui est apparu dans la presse qui est une technique assez ancienne… c’est pratique pour faire de l’attribution ou du web Analytics. c’est plus compliqué pour faire du reciblage derrière. » – Emmanuel Brunet
Qui sont les grands gagnants de la fin des cookies tiers ?
Les grands bénéficiaires sont sans conteste les acteurs disposant d’écosystèmes fermés où les utilisateurs sont constamment identifiés, comme Google et Facebook (le « duopole »). Ils peuvent continuer à collecter des données et à proposer des ciblages précis en se basant sur leurs propres données first-party.
« Si je comprends bien les grands bénéficiaires de cette histoire, c’est quand même encore le duo Paul. (…) oui, c’est encore les bénéficiaires sont bien évidemment les gens qui ont des écosystèmes fermés sur lesquels l’internaute est en permanence identifié. » – Yann Gabay & Emmanuel Brunet
Les initiatives comme Gravity peuvent-elles concurrencer les GAFAM ?
Bien que nécessaires, les initiatives de mutualisation de données par les groupes médias européens (comme Gravity) peinent à rivaliser avec les GAFAM. Elles font face à des obstacles commerciaux, politiques et techniques qui ralentissent leur efficacité par rapport à un acteur unique et intégré comme Google.
« Quand tu as 10 acteurs qui doivent se mettre ensemble pour faire la même chose qu’un acteur unique américain le fait pour son compte, tu es jamais aussi efficace. » – Emmanuel Brunet
L’automatisation publicitaire rend-elle les gestionnaires de campagnes obsolètes ?
Non, l’automatisation ne les rend pas obsolètes mais transforme leur rôle. Le cerveau humain reste indispensable pour définir la stratégie, fixer les bons KPIs, comprendre les biais des algorithmes et s’assurer que les outils d’optimisation (souvent fournis par le vendeur d’espace) servent bien les intérêts de l’annonceur.
« Mon parti pris perso, c’est que je pense qu’aujourd’hui, on n’a pas pondu d’algo… suffisamment costaud pour se priver du cerveau d’un être humain intelligent et motivé pour rentrer dans le détail et et aller faire une vraie optimisation. » – Emmanuel Brunet
Faut-il laisser les plateformes comme Facebook ou Google gérer les campagnes automatiquement ?
Les algorithmes de plateformes comme Facebook et Google sont devenus très performants, et leur laisser la main peut souvent donner de meilleurs résultats que des micro-optimisations manuelles. Cependant, il est crucial de surveiller attentivement les performances et de comprendre que l’algorithme du vendeur cherchera un équilibre entre la performance de l’annonceur et ses propres revenus.
« Aujourd’hui les grandes recommandations des grosses plateformes, c’est de laisser la plateforme gérer… Et il se trouve que la plupart des gens qui le font en ce moment pour voir si ça marche, me disent ça marche. » – Yann Gabay
Quel est le nouveau rôle du marketeur face à l’automatisation ?
Le rôle du marketeur évolue de l’exécution de tâches répétitives vers une fonction plus stratégique. Il doit désormais comprendre le fonctionnement des algorithmes, savoir comment les « nourrir » avec les bonnes données (ex: conversions intermédiaires) pour accélérer leur apprentissage, et analyser leurs décisions pour affiner la stratégie globale.
« L’idée c’est peut-être justement comment on peut faire évoluer les métiers vers des personnes qui maîtrisent justement les biais algorithmiques et cetera et qui sont capables de comprendre pourquoi la machine a fait ça. » – Yann Gabay




