L’agence média face au défi de l’intermédiation à l’ère du digital
Il y a une dizaine d’années, le monde des agences semblait « hyper cool ». Aujourd’hui, avec la montée en puissance des technologies publicitaires qui deviennent de plus en plus accessibles, de nombreux annonceurs sont tentés de passer en direct, court-circuitant l’intermédiaire historique qu’est l’agence. Cette tendance soulève une question fondamentale : quelle est la place d’une agence média en 2024 ? Est-elle toujours pertinente ?
Emmanuel Crigo, codirigeant du groupe Values, une agence média 360 indépendante, apporte un éclairage précieux sur ces enjeux. Fort d’une expérience de 35 ans pour son groupe et d’un parcours personnel riche, de la régie TV chez TF1 et France Télévisions au monde programmatique chez AOL Microsoft, il possède une vision complète de l’écosystème publicitaire.
La fin des agences : une prophétie qui ne se réalise pas
Le débat sur la pertinence des agences n’est pas nouveau. Emmanuel Crigo le rappelle : « Je sais pas si tu te rappelles en 2015-2017, on se disait ‘c’est la fin des agences’. Les grosses agences vont être avalées, fusionnées avec les grands du conseil. » On imaginait alors des acquisitions spectaculaires, comme Publicis par Accenture. Finalement, ces prédictions ne se sont pas réalisées, mais la question de fond demeure.
La vraie interrogation, selon lui, est celle de l’intermédiation. « Est-ce que sur le marché aujourd’hui, un annonceur ne peut pas se débrouiller tout seul parce qu’il a accès peut-être plus facilement à des technologies qui lui permettent d’acheter, d’optimiser, de comprendre, d’analyser ? » C’est une question légitime dans un écosystème foisonnant, parfois même surchargé d’acteurs.
Le besoin crucial d’objectivité et d’orchestration 360
Contre toute attente, Emmanuel Crigo est convaincu que le besoin d’intermédiation n’a jamais été aussi fort. « Je pense que plus que jamais tu as besoin d’intermédiaire justement. Déjà pour apporter de l’objectivité. » Dans un paysage où chaque technologie prêche pour sa paroisse, un regard neutre est indispensable pour faire les bons choix.
De plus, la publicité ne se résume pas à la performance en « last click ». Si certains leviers, rendus accessibles par les GAFAM, peuvent être internalisés, une marque ne peut se limiter à cela. « Il y a toute la dimension aussi de travail de marque, haut de funnel, milieu de funnel… C’est là qu’effectivement les annonceurs ont besoin d’objectivité, de stratégie, d’orchestration et qui se fait dans un prisme 360. » Pour une PME e-commerce, gérer seule ses campagnes sur les deux grandes plateformes peut sembler suffisant. Mais dès qu’une entreprise grandit, le besoin de construire une marque, d’utiliser des outils de mesure complexes et de coordonner de multiples leviers rend l’accompagnement par une agence essentiel.
Internalisation : une solution viable mais limitée
L’internalisation est une option, mais elle comporte ses propres défis. « Sur le papier bien sûr ça l’est, et parfois c’est peut-être justifié et c’est très bien », concède Emmanuel Crigo. Cependant, il soulève un point crucial : « Comment je suis capable d’entretenir la flamme en interne ? » Quand une équipe est dédiée à une seule problématique, « le retour d’expérience peut mécaniquement s’appauvrir un petit peu ».
Une équipe interne se spécialise, certes, mais elle a moins d’éléments de comparaison et peut avoir du mal à se tenir au courant d’un écosystème en perpétuelle évolution. Abreuvée en permanence par les mêmes partenaires technologiques, elle risque de passer à côté de nouvelles opportunités. C’est là qu’une agence média apporte une vision plus large et une expérience diversifiée, nourrie par le travail avec de multiples clients et partenaires.
La force de l’agence indépendante : agilité et objectivité technologique
Dans ce contexte, comment une agence indépendante comme Values fait-elle pour exister face aux géants de la tech comme The Trade Desk ou Criteo, et face aux grands réseaux d’agences, les fameux « Big Five » ?
Naviguer dans l’écosystème des partenaires technologiques
La réponse d’Emmanuel Crigo est simple : ces acteurs ne sont pas des concurrents, mais des partenaires. « Tous ces gens-là sont des partenaires pour nous. » Le rôle de l’agence est de traduire la problématique d’un client en stratégie média, ce qui inclut des choix de ciblage, d’orchestration, mais aussi des choix data et technologiques. Le métier de conseil média consiste à sélectionner le bon « stack technologique » qui répond aux objectifs spécifiques de chaque annonceur.
« La finalité c’est peut-être d’acheter une bannière, un mot clé, un spot à la télé, mais il y a plein de chemins possibles pour y arriver. » L’agence est là pour tracer le chemin le plus pertinent, en assemblant les bonnes briques technologiques et data, qui peuvent varier considérablement d’un annonceur à l’autre.
La promesse d’indépendance : flexibilité et choix sur-mesure
C’est ici que le statut d’agence indépendante prend tout son sens. « Une des promesses d’une agence indépendante, ça doit être sa flexibilité notamment dans ses choix-là. » Être indépendant, c’est garantir une objectivité totale dans les recommandations, sans être contraint par une « guideline internationale qui fait que, au niveau mondial, tel acteur a choisi de travailler avec tel DSP et pas celui-là ».
Cette liberté permet d’éviter les réponses formatées et de s’adapter en permanence à un écosystème qui bouge sans cesse. Pour un annonceur, souvent préoccupé par le risque de « rater des opportunités », cette agilité est une assurance précieuse. L’agence indépendante peut explorer, tester et proposer des solutions innovantes sans contraintes structurelles.
Le tiers de confiance au-delà de la simple exécution
La valeur ajoutée d’une agence ne s’arrête pas à la technologie. Elle réside aussi dans sa capacité à comprendre la complexité humaine et organisationnelle de ses clients. Emmanuel Crigo souligne l’importance de la gouvernance chez l’annonceur : « Tu as des équipes de web performance, des équipes d’analytics, des équipes de CRM qui sont pas toujours les mêmes et pas toujours sous la même gouvernance. »
Le rôle de l’agence est de s’insérer avec souplesse dans cet écosystème interne, en tenant compte des ressources et des outils déjà en place. « L’idée c’est pas d’arriver avec nos gros sabots. » Si l’agence est perçue uniquement comme un simple exécutant, une externalisation de tâches, alors sa mission est ratée. « Normalement, on est censé apporter une réponse beaucoup plus complète et avec un retour d’expérience plus complet. »
Qu’est-ce qui définit une agence indépendante en 2024 ?
Le marché des agences a radicalement changé en dix ans. Beaucoup d’indépendantes ont été rachetées, ont fusionné ou ont disparu. Mais alors, que signifie vraiment être une agence indépendante aujourd’hui ?
Au-delà des « Big Five » : une question de gouvernance et d’investissement
Pour Emmanuel Crigo, la définition va plus loin que le simple fait de ne pas appartenir à un grand réseau. Il distingue les agences autofinancées par leurs managers actifs, comme la sienne, de celles appartenant à des fonds d’investissement. « Je pense que ça change tout parce que la manière dont tu fais tes choix d’investissement… »
Lorsqu’un partenaire financier impose un calendrier à très court terme, investir dans l’innovation devient compliqué. « Nous, on investit à peu près 4 à 6 % de notre marge brute dans l’innovation. C’est pas neutre pour nous. Si on avait une pression financière externe, ce serait beaucoup plus compliqué parce que parfois tu es pas forcément obligé de mettre une ligne de revenus face à ça. » Cette liberté d’investir sur le long terme est un avantage concurrentiel majeur.
L’innovation comme moteur de différenciation
Cet investissement se traduit par des initiatives concrètes qui créent une réelle valeur pour les clients. Emmanuel Crigo cite un exemple marquant : un partenariat avec Prisma Media pour accéder à leur CRM via une data clean room. « 28 millions d’ID donc un univers 100 % cookieless sur lequel on peut créer des cibles custom, les pousser dans l’Open web et en social. »
Cette collaboration a même été étendue pour pousser ces cibles en télévision segmentée avec TF1, M6 et Canal+. « À ma connaissance, on est les seuls à le faire de cette manière-là. » C’est la preuve que l’agilité et la crédibilité d’une agence indépendante peuvent attirer des partenaires majeurs pour co-construire des solutions inédites. « L’opportunité ratée d’aujourd’hui, c’est la menace de demain dans notre secteur, ça bouge tellement vite », conclut-il.
Quel avenir pour les agences médias dans les 10 prochaines années ?
Prédire l’avenir à 10 ans est un exercice périlleux dans un secteur aussi mouvant. Néanmoins, des tendances lourdes se dessinent et redéfinissent déjà le rôle de l’agence média.
La convergence on/offline : le nouveau champ de bataille
La tendance la plus structurante est sans doute la convergence entre les mondes online et offline. « Cette notion de convergence entre le on et le offline devient vraiment prépondérante », affirme Emmanuel Crigo. Les acteurs historiques du mass media, comme les chaînes de télévision, cherchent à couvrir l’ensemble du funnel, tandis que les géants du digital investissent massivement le champ du branding.
Dans ce contexte, les agences capables de comprendre et de maîtriser les deux univers ont un avantage décisif. « Être capable de comprendre le monde du on et le monde du off… je pense qu’on comprend bien cette convergence là. » De la TV connectée à la TV linéaire, de l’audio digital à la radio, la capacité à orchestrer des stratégies cross-média devient une compétence clé.
L’agilité des structures intégrées comme avantage compétitif
C’est sur ce terrain que les agences à taille humaine peuvent tirer leur épingle du jeu. « C’est plus facile pour des structures comme nous, plus petites, parce que chez moi, mon service télé, le bench d’à côté, c’est l’équipe Prog. L’équipe audio et radio, c’est la même. » Cette proximité physique et culturelle facilite la collaboration et la circulation de l’information, là où les grands groupes sont souvent morcelés en silos concurrents.
« La réunification un peu des deux tribus, bah elle est plus facile sur notre île que sur d’autres îles plus grosses. » Cette agilité structurelle est un atout majeur pour répondre aux défis de la convergence.
D’une relation de confrontation à un partenariat de valeur
Enfin, le modèle relationnel lui-même est en pleine mutation. L’époque de la confrontation systématique avec les régies, basée uniquement sur la négociation tarifaire, est révolue. « Moi je pense que cette époque-là, elle est plus que révolue. » Pour Emmanuel Crigo, une approche agressive, parfois qualifiée de « testostérone à mort », est aujourd’hui « complètement à côté de la plaque ».
L’avenir appartient à la collaboration et à la co-création de valeur avec les partenaires. C’est en travaillant main dans la main avec les régies et les entreprises technologiques que les agences pourront continuer à innover, à se différencier et, in fine, à apporter le meilleur service à leurs clients annonceurs. Le rôle de l’agence se transforme : de simple négociateur, elle devient un hub d’innovation et un orchestrateur de partenariats stratégiques.
FAQ sur le rôle et l’avenir des agences médias
Pourquoi les agences médias sont-elles encore pertinentes en 2024 ?
Dans un écosystème publicitaire de plus en plus complexe et fragmenté, les agences médias sont essentielles pour apporter de l’objectivité, une vision stratégique 360 et une capacité d’orchestration. Elles aident les annonceurs à naviguer parmi les nombreuses technologies et à ne pas se limiter aux seuls leviers de performance.
« Moi je pense que plus que jamais tu as besoin d’intermédiaire justement. Déjà pour apporter de l’objectivité. Et puis surtout c’est que […] il y a toute la dimension aussi de travail de marque, haute fenel, milieu de fenel et cetera. » – Emmanuel Crigo
Quelle est la principale différence entre une agence indépendante et une agence de réseau ?
La principale différence réside dans la flexibilité et l’objectivité. Une agence indépendante n’est pas soumise à des accords mondiaux avec des partenaires technologiques, ce qui lui permet de choisir le meilleur stack technique pour chaque client, sans être contrainte par des directives de groupe.
« La promesse d’une agence indépendante, ça doit être sa flexibilité notamment dans ses choix-là. […] De garantir une objectivité sur les choix et de justement pas avoir une guideline internationale. » – Emmanuel Crigo
L’internalisation de la publicité digitale est-elle une menace pour les agences ?
L’internalisation est une option pour les annonceurs, mais elle présente des limites, notamment en termes de maintien des compétences, de vision globale du marché et de capacité à saisir les nouvelles opportunités. L’agence apporte un retour d’expérience plus large et une veille constante, ce qui limite le risque de « s’appauvrir un petit peu ».
« Tu as quand même un sujet de comment je suis capable d’entretenir la flamme en interne parce que bah quand on est mono problématique […] le retour d’expérience peut mécaniquement s’appauvrir un petit peu. » – Emmanuel Crigo
Comment une agence média choisit-elle les technologies pour ses clients ?
Une agence média agit comme un tiers de confiance. Elle analyse d’abord la problématique du client, puis sélectionne et assemble un « stack technologique » (DSP, ad server, outil d’attribution, etc.) sur-mesure pour répondre aux objectifs spécifiques, en toute objectivité par rapport aux différents fournisseurs.
« On essaie de travailler sur le bon stack technologique qui répond à la problématique du client et qui peut être différent entre un annonceur A et un annonceur B. » – Emmanuel Crigo
Quel est le rôle de l’innovation dans une agence média aujourd’hui ?
L’innovation est un facteur de différenciation et de survie. Elle permet de trouver de nouvelles solutions pour les clients, de créer de la valeur ajoutée et de ne pas rater des opportunités stratégiques. Pour une agence, c’est un investissement indispensable pour rester pertinente sur le long terme.
« L’opportunité ratée d’aujourd’hui, c’est la menace de demain dans notre secteur, ça bouge tellement vite. […] C’est une manière de se différencier aussi d’innover. » – Emmanuel Crigo
Qu’est-ce que la convergence média online et offline ?
C’est le rapprochement et l’interconnexion croissants entre les médias traditionnels (TV, radio, affichage) et les médias digitaux. Cela se traduit par des formats hybrides comme la TV segmentée ou l’audio digital, nécessitant une vision et une stratégie unifiées pour orchestrer les campagnes de manière cohérente.
« Cette notion de convergence entre le on et le offline devient vraiment prépondérante. […] Je pense qu’on on comprend bien cette convergence là. » – Emmanuel Crigo
Comment les agences gèrent-elles la complexité des organisations chez les annonceurs ?
Les agences doivent adopter une approche souple et s’adapter à la gouvernance de chaque annonceur. Elles doivent comprendre l’écosystème interne (équipes performance, CRM, data, com’) pour s’y insérer efficacement, sans imposer de rigidité, et proposer une réponse qui tient compte des ressources disponibles.
« L’idée c’est aussi comment est-ce qu’on vient s’insérer nous pour avoir la réponse encore une fois la plus souple. Si on vient avec de la rigidité il y a de très très forte chance que ce soit pas compris. » – Emmanuel Crigo
Le modèle de l’agence média est-il basé sur le conseil ou l’exécution ?
Si l’exécution est une partie du travail, la véritable valeur ajoutée d’une agence moderne réside dans le conseil. Être vue uniquement comme une société de service qui externalise des tâches est un échec. Le rôle principal est d’apporter une expertise, une stratégie et un retour d’expérience complet.
« Si on nous voit uniquement comme des des sociétés de service qui font à la place de quelqu’un […], je pense qu’en fait on a complètement raté parce que là du coup, ça veut dire qu’on perçoit pas la valeur ajoutée qu’on peut apporter dans le conseil. » – Emmanuel Crigo