Quelle est la place de la modération web dans une stratégie digitale ?
La modération est un sujet crucial mais souvent méconnu du marketing digital. Comment une marque peut-elle maintenir un espace de dialogue sain sans brider la liberté d’expression ? Faut-il aller jusqu’à la levée de l’anonymat pour endiguer les dérives ? Pour éclairer ces questions complexes, nous recevons Jérémy Mani, président de Netino (une société du groupe Neno), un pionnier et expert de la modération web en France. Fort de son expérience depuis les débuts du web, il nous livre une analyse sans concession des enjeux qui se cachent derrière la gestion des communautés en ligne.
Jérémy Mani, entrepreneur dans le web depuis 1999, a co-fondé Netino en 2010. L’entreprise s’est rapidement spécialisée dans un service devenu indispensable pour les grandes marques : la modération et la gestion du premier niveau de réponse sur les réseaux sociaux. Il nous offre aujourd’hui une plongée dans les coulisses d’un métier de l’ombre, essentiel à la santé de nos espaces d’échanges numériques.
Qu’est-ce que la modération de contenu et à qui s’adresse-t-elle ?
Avant d’explorer sa dimension stratégique, il est essentiel de bien définir ce qu’est la modération. Loin d’être une simple censure, c’est un travail d’arbitrage constant pour préserver la qualité des conversations. Mais qui a vraiment besoin de ce type de service aujourd’hui ?
Définition précise du rôle du modérateur de contenu
Jérémy Mani propose une définition simple et directe : « strictu sensu, la modération, ça consiste à relire ou visionner un contenu publié par un internaute, par exemple sur une page Facebook, mais ça peut être sur un forum ou ailleurs et décider s’il faut le retirer ou pas. » Le principe est clair : un contenu qui ne respecte pas les règles de l’espace de dialogue doit être supprimé. « Très concrètement une insulte va être retirée parce que elle correspond pas à la charte de modération de l’espace de dialogue sur lequel on se trouve. Une critique constructive est tout à fait acceptable. »
L’objectif final est collectif. Le modérateur est le garant d’un environnement sûr pour tous les participants. Son rôle, comme le souligne Jérémy Mani, est de « s’assurer que ce qui reste en ligne est acceptable par toute la communauté donc que la conversation peut se faire, peut se dérouler dans de bonnes conditions pour tout le monde. »
Grandes marques et médias : les principaux acteurs de la modération
En théorie, la modération concerne toute entité, de la PME à la multinationale, qui souhaite « protéger son image et celle de sa communauté » sur un espace en ligne ouvert. Cependant, dans la pratique, ce sont surtout les plus grosses structures qui y ont recours. « Dans les faits, c’est plutôt les grosses sociétés qui utilisent ce type de service là, les médias historiquement depuis de nombreuses années et les grandes marques dès lors qu’elles ont commencé à investir massivement dans Facebook, dans Instagram, dans YouTube notamment. »
Pourquoi elles ? Parce que l’enjeu est proportionnel à l’investissement. Lorsqu’une marque dépense des fortunes pour attirer une communauté, elle ne peut pas laisser quelques individus gâcher l’expérience. Jérémy Mani est formel : avec une large audience vient un « risque de débordement, parce que dans le lot, vous allez toujours avoir quelques grincheux qui vont préférer insulter plutôt que débattre et ces gens-là ne sont pas désirés sur les pages. »
L’intégration de la modération dans une stratégie digitale globale
La modération n’est pas une tâche isolée. Elle s’intègre dans un écosystème plus large, en lien direct avec les équipes de communication et de service client. C’est un maillon essentiel, bien que souvent invisible, de la présence en ligne d’une marque.
Un réflexe défensif pour protéger l’expérience et l’image de marque
Jérémy Mani qualifie la modération web de « réflexe défensif ». Il serait absurde pour une marque de déployer des efforts considérables pour créer du contenu de qualité et attirer des fans, si l’expérience est finalement « gâchée par quelques douzaines d’individus qui viennent insulter la marque, qui viennent critiquer, qui viennent troller. » L’objectif est de s’assurer que l’opportunité de dialogue offerte par les réseaux sociaux ne se transforme pas en cauchemar. Les règles sont claires : « les critiques sont les bienvenues, pas les insultes, pas la diffamation, pas les appels au boycott ou je ne sais quoi s’ils ne sont pas argumentés. »
Un appui indispensable au community management
Le modérateur ne remplace pas le community manager, il le complète. C’est une distinction fondamentale. Le modérateur se charge d’une tâche souvent perçue comme ingrate mais vitale. « C’est souvent une tâche qui est jugée indispensable d’un côté pour les réseaux qu’on a évoqué, à faible valeur ajoutée de l’autre, il faut être honnête parce que quand c’est bien fait personne s’en rend compte. » Personne ne félicite une marque pour l’absence d’insultes sur sa page.
Le community manager, pris par la création de contenu, l’animation et la stratégie, n’a souvent ni le temps ni la réactivité nécessaire pour assurer une veille 24/7. Confier la modération à un spécialiste est donc, selon Jérémy Mani, « une répartition des rôles assez naturelle ». De plus, les modérateurs peuvent aussi gérer le premier niveau de réponse, en orientant les demandes simples vers le service client, faisant le pont entre la communication et le support.
Comment mettre en place une stratégie de modération efficace ?
Une modération réussie ne s’improvise pas. Elle repose sur une méthodologie rigoureuse dont la pierre angulaire est la charte de modération, un document essentiel pour guider les décisions et assurer une application juste et cohérente des règles.
La charte de modération : le pilier de la cohérence
Dès le début d’une collaboration, tout est formalisé. « Il y a une charte de modération qui est faite dès le départ », explique Jérémy Mani. Il faut s’imaginer « un document qui peut faire peut-être 20-30 pages Word avec des chapitres : le chapitre diffamation, le chapitre insulte, le chapitre vulgarité et des exemples de choses qui passent ou qui passent pas. » Ce document est la bible du modérateur. Son but principal est d' »encadrer la subjectivité inhérente au travail de modérateur. »
L’importance des exemples pour calibrer les décisions
Pour illustrer la nécessité de cette charte, Jérémy Mani n’hésite pas à prendre un exemple concret. « Si quelqu’un écrit ‘c’est con ce qui t’arrive hier, tu as pas eu de cul’. Il y a le mot con et cul, c’est pas forcément des mots très jolis. Néanmoins, pour un certain nombre de marques, ça passe sans problème, c’est un peu fleuri mais ce n’est pas agressif. » En revanche, pour une marque de luxe, ce langage ne correspondrait pas à l’image qu’elle souhaite véhiculer.
Tout l’enjeu est d’éviter l’arbitraire. « Si vous prenez ce propos que je viens de citer et que vous le publiez un lundi midi et qu’il est accepté, il faut pas qu’il soit refusé le mardi minuit sous prétexte que ça soit pas le même modérateur. » La charte, avec ses nombreux exemples, crée un « corpus de règles communes » qui garantit l’homogénéité des décisions, même si une part de jugement humain subsiste dans les zones grises.
Internet, une zone de non-droit ? Le défi de l’impunité en ligne
La modération est aussi le reflet d’un problème plus profond : le décalage entre la loi et son application sur internet. Un sentiment d’impunité généralisé encourage les pires comportements, rendant le travail des modérateurs d’autant plus nécessaire.
Un sentiment d’impunité quasi unanime
Les internautes ont-ils conscience que la loi s’applique sur internet ? « S’ils en ont conscience, ils n’en sont pas très effrayés », rétorque Jérémy Mani. Le constat est sans appel : « il y a un quasi unanimement un sentiment d’impunité totale de la part d’un grand nombre de gens. » Des propos racistes, révisionnistes ou homophobes, qui sont des délits, prolifèrent. « La seule raison aujourd’hui à mon sens qui fait que les gens tiennent ce type de propos, c’est qu’ils savent qu’il n’y aura aucune conséquence derrière. » La probabilité d’une condamnation est infime, les procédures longues et les peines jugées peu dissuasives. En somme, la loi « s’applique en théorie, elle ne s’appliquera pas en pratique. »
La double approche nécessaire : éducation et répression
Face à ce constat, que faire ? Jérémy Mani préconise une action sur deux fronts. D’abord, l’éducation : « dès l’école, certes, mais même auprès des adultes. » Il rappelle que les usages des réseaux sociaux sont encore immatures et que beaucoup n’ont pas les codes de la communication publique. Ensuite, la répression. Il est indispensable, selon lui, « qu’il y ait des condamnations et qu’on explique aux gens pourquoi ils sont condamnés, tout simplement parce que c’est la loi. » L’objectif est de faire prendre conscience qu’internet n’est pas un espace différent de l’espace public de la rue.
La levée de l’anonymat : fausse bonne idée pour la modération des réseaux sociaux ?
Souvent présentée comme la solution miracle, la fin de l’anonymat sur internet est une proposition qui revient régulièrement dans le débat public. Pour Jérémy Mani, c’est une piste irréaliste et qui ne résoudrait pas le fond du problème.
Pourquoi l’identité réelle ne résout pas tout
Le premier argument est factuel. « Aujourd’hui, je vous sors des milliers de cas de gens qui sont avec leur prénom, leur nom, leur photo… et qui malgré cela, cela ne les empêche pas de tenir des propos qui sont hors la loi. » Le voile de l’anonymat n’est donc pas la seule cause des débordements. Le sentiment d’impunité est un moteur bien plus puissant que l’anonymat lui-même. Lever ce dernier « ne règlerait pas l’ensemble du problème. »
L’impossible mise en œuvre technique et logistique
Au-delà du principe, la mise en pratique semble utopique. Jérémy Mani pose des questions pragmatiques : « Comment on ferait pour vérifier à chaque ouverture de compte sur Facebook que c’est bien la bonne personne avec la bonne carte d’identité ? Qui va faire ça ? Combien ça coûterait ? C’est juste impossible. » Il est donc inutile de s’engager sur une voie qui est non seulement insuffisante sur le fond, mais aussi inapplicable sur la forme.
Dans la tête des internautes : qui se cache derrière les messages haineux ?
Au fil des années, les équipes de Netino ont parfois été en contact avec les auteurs de propos déplacés. Ces échanges révèlent des profils et des motivations variés, loin des clichés monolithiques.
Du retraité « blagueur » au banni suppliant
Jérémy Mani raconte une anecdote marquante : un individu menaçant physiquement les modérateurs. Une fois retrouvé, il s’est avéré être « un monsieur charmant, un retraité qui avait juste envie de s’amuser » et de « foutre un peu le bordel », sans comprendre l’angoisse que ses paroles pouvaient générer. D’autres cas concernent des internautes bannis qui appellent en suppliant d’être réintégrés, inconscients de la gravité de leurs écrits. Confrontés à la lecture de leurs propres propos, leur réaction est souvent le déni ou la minimisation : « Oui, c’est vrai, j’ai dû écrire ça, peut-être que je me suis un peu emporté, je suis désolé. » Cela montre une déconnexion totale entre les mots écrits et leur portée réelle.
Les idéologues et les « vrais » trolls assumés
Enfin, il existe une troisième catégorie, la plus inquiétante : « les vrais racistes, les vrais trolls, les vrais personnes agressives qui assument complètement leurs propos. » Ceux-là n’ont aucun remords et se réfugient derrière une prétendue liberté d’expression pour justifier leurs discours de haine, convaincus de leur bon droit.
Le quotidien d’un modérateur : un métier de l’ombre au service du collectif
Modérer toute la journée des contenus haineux, n’est-ce pas déprimant ? Jérémy Mani reconnaît qu’un « accompagnement psychologique » est parfois nécessaire, mais il met surtout en avant le sens profond de cette mission.
Le modérateur doit adopter un certain état d’esprit, celui du sacrifice. « Il faut quand on est modérateur avoir un petit peu ce sens-là du du sacrifice et se dire ‘tiens, là je viens d’enlever un propos mais outrageusement raciste. Et ben super, personne d’autre que moi ne le verra.' » C’est dans cette action protectrice que réside la motivation. Chaque contenu toxique retiré est une victoire pour la communauté. À la fin de la journée, le modérateur peut se dire : « j’ai un peu l’impression que le net est un peu plus propre qu’il ne l’était si j’avais pas fait mon travail. » C’est cette conscience d’être un rempart contre la haine qui rend ce métier, malgré sa dureté, si précieux.
FAQ sur la modération web
Quelle est la définition exacte de la modération sur internet ?
La modération consiste à examiner les contenus publiés par les internautes sur un espace en ligne (réseaux sociaux, forum) et à décider de les retirer ou non, sur la base d’une charte préétablie. Son but est de s’assurer que les conversations se déroulent dans de bonnes conditions pour toute la communauté.
« strictu sensu, la modération, ça consiste à relire ou visionner un contenu publié par un internaute, par exemple sur une page Facebook, mais ça peut être sur un forum ou ailleurs et décider s’il faut le retirer ou pas. » – Jérémy Mani
En quoi consiste une charte de modération ?
C’est un document détaillé, souvent de plusieurs dizaines de pages, qui définit les règles de ce qui est acceptable ou non sur un espace de dialogue. Elle contient de nombreux exemples concrets (insultes, vulgarité, diffamation) pour encadrer la subjectivité des modérateurs et assurer une cohérence dans les décisions.
« Il y a une charte de modération qui est faite dès le départ… il faut visualiser un document qui peut faire peut-être 20 30 pages Word avec des chapitres… L’objectif de la charte, c’est d’encadrer la subjectivité inhérente au travail de modérateur. » – Jérémy Mani
Pourquoi les grandes entreprises ont-elles besoin de modération de contenu ?
Les grandes entreprises investissent massivement dans les réseaux sociaux pour dialoguer avec leur communauté. La modération est un réflexe défensif indispensable pour protéger leur image de marque et l’expérience globale des utilisateurs, en évitant que l’espace ne soit pollué par des insultes ou des trolls.
« Dès lors que ces grandes marques investissent sur les réseaux sociaux, il y a une formidable opportunité de dialogue avec leur communauté… mais aussi un risque de débordement… on est plus dans un réflexe défensif de dire on a cette opportunité de dialogue, on veut que tout le monde puisse s’exprimer. » – Jérémy Mani
Quelle est la différence entre un modérateur et un community manager ?
Le modérateur se concentre sur la tâche de « nettoyage » : il applique la charte en retirant les contenus inappropriés. Le community manager a un rôle plus large d’animation, de création de contenu et de réponse aux questions. La modération est souvent déléguée car elle est chronophage et jugée à faible valeur ajoutée, bien qu’indispensable.
« Le modérateur, il vient en appui du community manager. C’est souvent une tâche qui est jugée indispensable d’un côté… à faible valeur ajoutée de l’autre… c’est une répartition des rôles assez naturelle de confier à un modérateur cette tâche là. » – Jérémy Mani
La modération limite-t-elle la liberté d’expression ?
Non, le but n’est pas de limiter la liberté d’expression mais de garantir un espace de dialogue respectueux. Une critique constructive est toujours acceptée. La modération vise à retirer ce qui est hors-la-loi (insultes, diffamation, racisme) ou ce qui contrevient à la charte de l’espace, pour permettre à tous de s’exprimer sereinement.
« Une critique constructive est tout à fait acceptable. C’est le rôle du modérateur de s’assurer que ce qui reste en ligne est acceptable par toute la communauté donc que la conversation peut se faire, peut se dérouler dans de bonnes conditions pour tout le monde. » – Jérémy Mani
La levée de l’anonymat est-elle la solution miracle contre la haine en ligne ?
Selon Jérémy Mani, ce n’est pas une solution miracle. D’une part, de nombreuses personnes tiennent déjà des propos haineux avec leur vrai nom et leur photo. D’autre part, vérifier l’identité de chaque nouvel utilisateur sur les plateformes mondiales serait techniquement et financièrement irréalisable.
« Aujourd’hui, je vous sors des milliers de cas de gens qui sont avec leur prénom, leur nom, leurs photos… et qui malgré cela, cela ne les empêche pas de tenir des propos qui sont hors la loi. Donc on voit qu’on ne règlerait pas l’ensemble du problème. » – Jérémy Mani
Pourquoi les internautes se sentent-ils si impunis sur internet ?
Les internautes ont un sentiment d’impunité car ils savent que, dans la pratique, la loi est très rarement appliquée pour des propos tenus en ligne. La probabilité d’être retrouvé et condamné est extrêmement faible, et les sanctions éventuelles sont perçues comme peu dissuasives par rapport à la gravité des faits.
« La seule raison aujourd’hui à mon sens qui fait que les gens tiennent ce type de propos, c’est qu’ils savent qu’il n’y aura aucune conséquence derrière. C’est qu’ils savent que la probabilité qu’ils soient condamnés est extrêmement faible. » – Jérémy Mani
Quel est le meilleur moyen d’améliorer la qualité des échanges sur le web ?
Il n’y a pas de solution unique, mais une approche sur deux fronts est nécessaire. D’une part, l’éducation, dès l’école mais aussi pour les adultes, afin de faire comprendre les codes et les risques d’internet. D’autre part, la répression, avec des condamnations exemplaires pour des propos illégaux, afin de montrer qu’internet n’est pas une zone de non-droit.
« Il y a deux pistes concomitantes qu’il faut mener en parallèle. Il y a la piste de l’éducation… et je pense qu’il est indispensable aussi qu’il y ait un volet répression dans lequel on montre des exemples… et qu’il y ait des condamnations. » – Jérémy Mani




