Pourquoi une entreprise doit-elle envisager le développement international ?
Le développement à l’international est pour beaucoup un rêve, mais est-ce une étape obligatoire pour une entreprise ? Comme le souligne Alexandra Carti, qui a piloté l’expansion de Criteo sur tous les continents, « c’est plus facile à dire qu’à faire ». La décision de se lancer à l’étranger ne doit pas être prise à la légère, car il n’existe pas de recette magique ou de schéma applicable à toutes les entreprises. Chaque cas est unique.
Cependant, dans certains secteurs, notamment la tech, l’opportunité est souvent trop belle pour être ignorée. Alexandra explique : « Quand je reprends l’exemple de Criteo qui était très en ligne et qui était facile finalement à implémenter, ça aurait été dommage de pas le faire parce que c’était simple à répliquer que le business modèle marchait et marchait très bien. » Dans ce cas, le développement international devient une évidence stratégique. Pourquoi ? Pour plusieurs raisons clés.
Occuper le terrain pour contrer la concurrence
La première motivation est purement stratégique : occuper le terrain et mettre le pied dans la porte. « Qui dit facilité d’implémentation dit peut-être aussi facilité de copie », prévient Alexandra. Il y a donc un intérêt majeur à « vite rentrer sur des marchés pour occuper le terrain, pour faire ses preuves et rendre du coup plus difficile l’entrée d’autres concurrents potentiels. » C’est une course de vitesse où le premier arrivé capte une part de marché significative.
Quand le modèle économique est un frein
À l’inverse, toutes les entreprises ne sont pas logées à la même enseigne. Un business model qui n’est pas facilement réplicable constitue un frein naturel. C’est le cas des entreprises dont l’offre est intrinsèquement liée à un contexte local spécifique. L’exemple d’une société comme Doctrine, spécialisée dans la jurisprudence française, est parlant. Son expansion internationale est bien plus complexe que celle d’un acteur de l’adtech. De même, les technologies nécessitant « plus de hardware, plus de ressources » ou une « grosse présence sur le terrain en physique » rendent la chose plus complexe et coûteuse.
Les freins légaux et fiscaux : un défi majeur de l’expansion internationale
L’une des erreurs les plus communes est de sous-estimer la complexité de l’environnement légal et réglementaire de chaque pays. C’est un point sur lequel Alexandra insiste : « il faut quand même s’assurer dès qu’on fait du développement international de bien avoir fait ses devoirs avant ».
Des réglementations aux antipodes
Le droit est protéiforme et varie drastiquement d’un État à un autre. « Ça demande une vraie expertise et on peut pas se permettre de tâtonner », explique-t-elle. Un produit ou une fonctionnalité parfaitement légale dans un pays peut être considérée différemment ailleurs. Alexandra partage une anecdote vécue : « rien que le fait qu’il y ait un incentive avec une chance sur plusieurs de gagner, et ben ça ça n’a pas la même définition légale d’un pays à un autre ». Au Portugal, par exemple, cela est considéré comme un jeu de hasard et est donc plus fortement taxé.
La complexité fiscale, un piège à anticiper
Au-delà du légal, la structure fiscale est un autre casse-tête potentiel. L’exemple du Brésil est frappant. « Typiquement au Brésil il y a une structure fiscale qui rend très très très complexe la faculté de sortir des fonds du Brésil ». Savoir cela en amont ne bloque pas le projet, mais permet d’anticiper les conséquences financières. Lancer des bouteilles à la mer sans cet audit préalable est une folie. Il est donc impératif d’analyser l’environnement concurrentiel, l’opportunité business, mais aussi et surtout, de réaliser un travail de fond sur les aspects légaux et fiscaux.
Le savant mélange : s’entourer pour réussir sa stratégie internationale
Personne ne peut prétendre être un expert de tous les pays du monde. La réussite d’une stratégie internationale d’entreprise repose sur un équilibre subtil entre les ressources internes et les partenaires externes. « Tout seul, c’est très compliqué », affirme Alexandra. « Personne n’est vraiment expert en tout et surtout chaque pays a quand même ses spécificités. »
Capitaliser sur l’expertise interne et externe
En général, une entreprise qui atteint ce stade de maturité dispose d’une expertise en interne, notamment sur les aspects financiers et légaux. Ces équipes peuvent alors piloter des prestataires externes spécialisés sur un pays donné. C’est un duo gagnant. « Tout outsourcer, je pense que c’est un peu difficile parce qu’après on perd un peu le contrôle », met-elle en garde. À l’inverse, tout vouloir faire en interne est illusoire. L’expérience de l’ouverture de la Chine par Criteo en est une illustration parfaite : « c’était hyper compliqué, il faut imprimer les factures sur du papier local. Enfin c’est des trucs qu’on peut pas enfin ça s’improvise pas. » Il a fallu s’appuyer sur des représentants locaux pour naviguer dans les méandres administratifs et gouvernementaux. Le but est de trouver le « savant mélange ».
L’étude de marché : comment savoir si votre produit va fonctionner ?
Une fois le cadre légal et fiscal débroussaillé, comment s’assurer que le produit trouvera son public ? Comment adapter son produit au marché local ? La réponse tient en deux mots : analyse et expertise locale.
De la macro à la micro-analyse
Le processus ressemble à un entonnoir. On commence par des données très larges, comme la taille du marché de l’e-commerce dans un pays, puis on affine. « Ensuite, combien il y a d’acteurs ? Qu’est-ce qu’ils font ? La difficulté de pénétrer le marché. » Observer le succès ou les difficultés d’acteurs similaires donne de précieuses indications sur les comportements d’achat et le paysage concurrentiel.
L’indispensable expert local
Mais l’analyse de données ne suffit pas. Pour des marchés culturellement très différents, s’appuyer sur un expert local est non-négociable. Alexandra est catégorique : « tu es obligé de t’appuyer au moins sur un expert local. […] je ne parle aucune langue asiatique, donc clairement c’est pas moi qui vais faire le truc toute seule ». Cet expert devient un partenaire stratégique, celui qui dira : « non mais ça ça marche pas chez nous, ça tu peux pas le faire comme ça. »
Le cas de la Corée du Sud : attention aux surprises
La Corée du Sud est un exemple fascinant de ces différences culturelles. Avec un PIB similaire à la France, on pourrait s’attendre à des similarités. Pourtant, l’écosystème digital y est unique. « Google c’est pas du tout gros là-bas, ils ont leurs acteurs locaux, Naver, c’est énorme. Ils ont pas WhatsApp, ils ont Line et ça cartonne », raconte Alexandra. Même Google Maps y est inefficace. Ces spécificités rendent la pénétration du marché plus complexe que prévu. « Il faut pas être trop présomptueux et penser que ça va être facile quoi. »
Le jour J : quelle approche pour lancer un business à l’étranger ?
Le lancement concret dans un nouveau pays peut prendre plusieurs formes, en fonction de la distance et de la complexité du marché.
Deux approches selon la proximité
Pour des marchés proches comme l’Espagne ou l’Italie, une approche centralisée peut être la plus judicieuse au départ. « On avait d’abord des personnes basées à Paris mais qui traitaient les marchés proches. » Cela évite d’ouvrir une structure locale coûteuse avant d’avoir une traction commerciale confirmée. « C’est la manière la plus safe. »
En revanche, pour un changement de continent, cette approche est impossible. « Typiquement l’Asie, bah il faut un serveur aussi local. » Une présence physique et technique s’impose. Dans ce cas, le recrutement du premier employé, souvent un Managing Director (MD), est l’étape clé. Ce MD local, idéalement trouvé via des recruteurs spécialisés ou des contacts directs, aura la charge de construire l’équipe, de déposer les statuts et de lancer l’activité.
Comment mesurer le succès de son expansion internationale ?
Le lancement est une chose, mais comment savoir si l’opération est un succès ? Alexandra propose des indicateurs de performance très clairs.
La vitesse de croissance comme premier indicateur
Le premier indicateur est la rapidité de la croissance. « Est-ce que tu arrives à avoir une croissance relativement rapide et notamment plus rapide que ton pays d’origine ? » La logique est simple : l’entreprise a déjà essuyé les plâtres, connaît son produit et sait gérer les objections. Le déploiement devrait donc être plus rapide. « Si tu ouvres à l’étranger et que tu galères autant que sur ton pays d’origine, il y a un souci. »
Le taux de pénétration : le juge de paix
À plus long terme, le véritable benchmark est le taux de pénétration du marché. « Est-ce que tu arrives au même [taux de pénétration] sur ces autres pays-là ? » C’est cet indicateur qui permet de comparer la performance relative de chaque marché par rapport au marché historique. Si ce taux stagne, il faut alors analyser les causes : churn, problème de personnel, concurrence accrue, etc.
L’arme secrète : démarrer avec ses clients existants
Pour mettre toutes les chances de son côté, Alexandra révèle une stratégie qu’elle considère comme « la clé du succès » : s’appuyer sur ses clients existants. « Ton client, il est présent en France et il se trouve qu’il est aussi présent à droite à gauche, tu lui demandes s’il veut pas lancer une campagne avec toi. » Cette approche a un double avantage : elle génère des revenus dès le premier jour et fournit des références locales crédibles. « Ça change tout quand tu vas avoir un client que tu lui dis ‘Regardez, ça tourne déjà chez vous dans votre langue sur vos sites’. Ça rassure énormément. »
Comment préserver sa culture d’entreprise à l’échelle mondiale ?
Plus une entreprise grandit à l’international, plus le risque de fragmentation augmente. Comment maintenir la culture d’entreprise à l’international et s’assurer que tout le monde vend le même produit, de la même manière ? La solution passe par une structure dédiée.
Le rôle d’une équipe centrale
Chez Criteo, une équipe centrale a été mise en place, une entité n’appartenant à aucune région mais ayant une présence dans chacune d’elles. Son rôle ? « Harmoniser les best practice, harmoniser le déploiement produit, harmoniser le pitch commercial, mais aussi de recueillir les besoins locaux. » Cette équipe agit comme un pont entre les marchés et la R&D, s’assurant que les développements répondent à un besoin global et non spécifique à un seul pays.
Le gardien du temple
Cette structure est un véritable « gardien du temple ». Face aux équipes locales qui disent souvent « Ouais mais nous c’est différent », l’équipe centrale rappelle la vision globale. Alexandra adorait utiliser une analogie simple mais puissante : « Toi tu as un iPhone. Bah regarde moi j’ai le même. Et ben il marche pareil en France, aux US au Japon. Donc je vois pas pourquoi nous on n’arriverait pas à faire la même chose. […] Que tu le vendes différemment en terme de pitch, OK, mais le produit est le même. » Sans ce type d’initiative, on se retrouve vite « avec plein de boîtes dans la même boîte et ça marche plus au bout d’un moment ».
Le mythe de l’American Dream : les erreurs à ne pas commettre
Pour conclure, Alexandra met en garde contre l’un des plus grands pièges du développement international : la course effrénée vers les marchés emblématiques, sans stratégie réfléchie. « Il faut pas se laisser un peu trop bercer d’illusion par ‘Ah, je vais aller aux States’. »
La réalité des marchés américain et chinois
Les États-Unis et la Chine sont des « different beast ». Il ne faut pas y aller à la légère. « Si Google n’a pas réussi en Chine, il y a une raison quoi. » Vouloir s’étendre à l’étranger juste pour dire « Regardez, je suis de partout » est le meilleur moyen de casser son business existant. Le marché américain, en particulier, est un gouffre financier. « Ça coûte une fortune les US, faut le savoir. »
L’humilité, une vertu indispensable
Le rêve américain peut vite tourner au cauchemar. « Il faut être humble parce que quand on arrive aux US, vu des US, on est le tiers monde », rappelle Alexandra. « Personne ne nous attend. » Le recrutement y est difficile, la concurrence féroce, et les fonds levés peuvent être brûlés très rapidement. Le conseil final est donc empreint de pragmatisme : « Faut le faire mais il faut le faire de manière raisonnée et raisonnable parce que ça a vite fait de bouffer le business et après on a plus rien à vendre tout court. » Commencer par des pays limitrophes, consolider son cash-flow et ensuite, peut-être, tenter le grand saut. Mais seulement si on est prêt pour un parcours qui sera, quoi qu’il arrive, « extrêmement laborieux ».
FAQ sur le développement international
Est-ce obligatoire pour une entreprise de se développer à l’international ?
Non, ce n’est pas une obligation et la pertinence dépend du modèle économique. Cependant, pour une entreprise, notamment dans la tech, avec un produit facilement réplicable, c’est une opportunité stratégique majeure pour occuper le terrain et devancer la concurrence avant qu’elle ne le fasse.
« Ça aurait été dommage de pas le faire parce que c’était simple à répliquer que le business modèle marchait et marchait très bien et était facilement réplicable. Donc ça aurait été dommage de pas le faire. » – Alexandra Carti
Comment démarrer son expansion internationale à moindre coût ?
La méthode la plus efficace est de s’appuyer sur ses clients existants qui sont déjà présents à l’international. Cela permet de tester le marché, de générer des revenus immédiats et d’obtenir des références locales crédibles avant d’investir massivement dans une structure locale.
« Dans l’idéal, tu le fais avec des clients que tu as déjà. […] ton client, il est présent en France et il se trouve qu’il est aussi présent à droite à gauche, tu lui demandes s’il veut pas lancer une campagne avec toi. […] c’était la clé du succès, je pense. » – Alexandra Carti
Quels sont les principaux freins au développement international ?
Les obstacles les plus importants sont les environnements légaux et fiscaux, qui varient énormément d’un pays à l’autre. Une réglementation locale spécifique peut complexifier, taxer différemment, voire interdire certaines activités, ce qui demande une expertise pointue avant tout lancement.
« Tu mets le doigt sur quelque chose d’assez important qui est effectivement l’environnement légal et l’environnement réglementaire. […] le droit est différent d’un état à un autre. » – Alexandra Carti
Comment mesurer le succès d’un lancement dans un nouveau pays ?
Le succès se mesure d’abord par une croissance plus rapide que celle connue dans le pays d’origine, car l’entreprise a déjà validé son modèle. À plus long terme, l’indicateur clé est le taux de pénétration du marché : l’objectif est d’atteindre un niveau comparable à celui de son marché historique.
« La réussite se veut déjà par une croissance beaucoup plus rapide que ce que tu as connu en France […] le bon benchmark à regarder, c’est le taux de pénétration du marché. » – Alexandra Carti
Faut-il recruter une équipe locale dès le début ?
Cela dépend de la destination. Pour des pays culturellement et géographiquement proches (ex: Espagne, Italie), on peut commencer avec une équipe basée au siège. Pour des continents différents comme l’Asie, il est indispensable de s’appuyer au minimum sur un expert local qui connaît le marché, la culture et la langue.
« Quand tu ouvres un pays après sincèrement, tu es obligé de t’appuyer au moins sur un expert local. » – Alexandra Carti
Comment adapter son produit à un nouveau marché ?
L’adaptation passe par la compréhension des spécificités locales, ce qui est impossible sans un relais sur place. Il faut s’appuyer sur des experts locaux pour décoder les comportements des consommateurs et l’écosystème technologique et concurrentiel, qui peut être radicalement différent (ex: Google vs Naver en Corée).
« Il y a des codes culturels que je ne maîtrisais absolument pas. Donc tu es obligé de t’appuyer sur quelqu’un de local qui vient justement de cette industrie et qui peut te permettre d’être ton vrai interlocuteur. » – Alexandra Carti
Pourquoi le marché américain est-il si difficile pour les entreprises françaises ?
Le marché américain est extrêmement coûteux, très compétitif et culturellement différent. Les entreprises françaises y sont souvent perçues sans aucune notoriété préexistante, ce qui rend le recrutement et la vente très compliqués et risque de brûler rapidement les fonds levés.
« Ça coûte très cher, que quand on est français, il faut être humble parce que quand on arrive aux US, vu des US, on est le tiers monde. J’y ai vécu, je sais. » – Alexandra Carti
Comment maintenir une culture d’entreprise cohérente à l’international ?
Il est crucial de mettre en place une structure dédiée, comme une équipe centrale, dont le rôle est d’harmoniser les bonnes pratiques, le discours commercial et le déploiement des produits. Cette équipe agit comme un ‘gardien du temple’ pour éviter que chaque pays ne développe sa propre version de l’entreprise.
« Notre job nous en équipe centrale était d’un petit peu de s’assurer que quand on allait développer un truc, c’était pas juste pour les US par exemple, mais justement ah bah tiens, on m’a aussi parlé de ça au Japon. » – Alexandra Carti