Vivons-nous les derniers jours des enchères manuelles en SEA ?
Le marketing digital est en perpétuelle mutation, et une question brûlante agite aujourd’hui les experts du secteur : assistons-nous à la fin des enchères manuelles ? Pour faire un peu de prospective sur ce sujet, j’ai eu la chance de recevoir une nouvelle fois Mathieu Ceccarelli, consultant indépendant spécialisé en acquisition et mesure de la performance. Fort de son expérience auprès de nombreuses startups du Next 40, il a vu le SEA évoluer de l’intérieur. Alors, est-ce que finalement on vit les derniers jours, les derniers mois, les dernières années du contrôle manuel sur nos campagnes ?
Mathieu le confirme, la question n’est pas nouvelle : « Je pense que la réflexion, tu poserais la question à quelqu’un qui s’est lancé dans les années 2000 dans le marketing digital, il te dirait déjà que ça a beaucoup évolué. » Pour comprendre pourquoi nous en arrivons à nous poser cette question, il faut revenir sur l’histoire et la philosophie des plateformes qui dominent aujourd’hui le marché.
De la granularité à l’automatisation : la grande bascule du search
L’arrivée de Google a marqué une rupture. Le search est devenu un canal ultra-puissant, hyper intentionnaliste, rapidement pris d’assaut par les annonceurs. Mais la philosophie a radicalement changé au fil des ans, passant d’un contrôle total à une automatisation quasi imposée.
Les débuts : la promesse d’un marketing de précision
Au commencement, le marketing digital, et plus particulièrement le SEA, reposait sur deux promesses fondamentales. La première, comme le rappelle Mathieu, était celle des « bénéfices de la granularité, c’est-à-dire que parce que tu peux cibler, parce que tu peux diffuser et avoir un message vraiment très spécifique pour une audience peut-être plus petite, bah tu vas être plus fin dans ton marketing. » La seconde promesse était l’accessibilité : « grâce à ces outils, tu peux utiliser des budgets qui sont plus raisonnables que ce que tu pouvais faire dans la pub télé ou dans le print. »
Cette puissance était bien réelle. Mathieu partage son expérience chez Sendinblue : « On se lance dans des pays où tu arrives, il y a rien, tu lances des campagnes, tu dis que tu au bout de 2 ans, tu fais des bénéfices énormes mensuels sur sur un nouveau marché. » Le modèle était basé sur l’achat de clics au CPC, dans un environnement où quelques annonceurs étaient en concurrence directe pour une position, cherchant à optimiser leur coût d’acquisition. Une logique de rentabilité pure.
L’influence de Meta et l’élargissement du terrain de jeu de Google
Le tournant s’est opéré avec l’arrivée de Facebook (aujourd’hui Meta) au début des années 2010. Meta a proposé un modèle différent, avec un onboarding très simple et la capacité d’attirer des millions de petites entreprises avec de faibles budgets. « Des entreprises qui pouvaient mettre des petits budgets de 10 €, 15 € par jour, mais quand vous en avez 9 millions qui font ça, bah en fait voilà, c’est hyper intéressant », analyse Mathieu. Le modèle de Meta reposait sur un inventaire publicitaire quasi infini, contrairement au search qui, lui, est limité.
Google a alors fait face à une double contrainte : d’un côté, un inventaire search qui commençait à saturer, avec des CPC qui ne pouvaient pas monter indéfiniment car les annonceurs s’arrêtaient à un palier de rentabilité. De l’autre, le succès fulgurant de Meta. Mathieu explique cette prise de conscience : « Google a un petit peu aspiré à prendre cette ce raisonnement de Facebook qui consiste à dire ‘bah en fait moi j’ai de l’inventaire large. J’ai le search mais j’ai aussi YouTube, j’ai aussi le display’. » La stratégie était claire : utiliser le search comme tête de gondole pour pousser ses autres inventaires, beaucoup moins courtisés par les annonceurs car jugés moins performants.
Les campagnes automatisées : performance réelle ou illusion d’optique ?
Pour pousser ses autres inventaires, Google a massivement encouragé l’adoption de campagnes automatisées, dont le fer de lance actuel est la campagne Performance Max. Mais la performance est-elle vraiment au rendez-vous ? La réponse est plus complexe qu’il n’y paraît.
La métaphore de la « tête chercheuse »
Pour Mathieu, il faut voir l’automatisation comme une « tête chercheuse ». « C’est-à-dire que l’automatisation, elles vont te dégrossir le travail. Tu vois, imagine c’est un grand terrain en friche, bah il va commencer un peu de travail pour aller identifier des termes de recherche, pour aller voir ce qui peut convertir. » De ce point de vue, oui, l’automatisation SEA fonctionne. Pour un business qui se lance dans une nouvelle zone géographique, par exemple, il y a de fortes chances que ça marche.
L’allocation budgétaire : le principal écueil des campagnes Performance Max
Le problème survient lorsque l’on atteint un certain seuil de maturité. Le principal écueil des campagnes automatisées modernes est l’allocation des budgets. « Avant tu pouvais te dire ‘bah tiens, je mets 100 € dans mes campagnes search, j’en mets 20 dans mes campagnes display, j’en mets cinq dans mes campagnes YouTube’. Là, le truc il est en packagé. Donc tu peux plus le décortiquer comme avant », déplore Mathieu en parlant des campagnes Performance Max.
Cette opacité pose une question fondamentale : qu’est-ce qu’on en fait après ? Si une campagne PMax fonctionne, on ne sait pas vraiment pourquoi. Est-ce le search ? Le display ? YouTube ? Le retargeting ? Impossible de le savoir. Et la conclusion de Mathieu est sans appel : « À partir du moment où tu comprends pas pourquoi ça marche, ce qui est le cas souvent des campagnes Performance Max, […] en fait, le truc c’est que, et je l’ai vécu, tu peux pas non plus comprendre quand ça marche pas. »
Un écosystème biaisé où les plateformes sont juges et parties
Le passage à une automatisation opaque révèle un problème plus profond de l’écosystème publicitaire digital. Les géants comme Google et Meta ont créé un système où ils contrôlent l’ensemble de la chaîne de valeur, du service à la mesure de sa performance.
L’absurdité du reporting de performance
Mathieu le dit sans détour : « C’est une absurdité totale aujourd’hui que le reporting de performance soit fait par des acteurs eux-mêmes de la publicité digitale. C’est un non-sens. » Ces plateformes fournissent les outils publicitaires, les pixels de suivi, les outils d’analyse comme Google Analytics 4, et même les modèles d’attribution. « Ils font la mesure, ils font le storytelling, ils font le reporting de performance, ils ont les outils d’analyse, ils ont les pixels, mais en fait c’est c’est enfin là ce matin j’écrivais un un article, mais c’est quelque chose qu’on reverra sans doute pas en fait. Le piège il est trop, il est trop gros. »
Le mythe de l’attribution « intelligente »
Cette mainmise est particulièrement visible avec les modèles d’attribution, comme le modèle « Data-Driven » de Google, présenté comme statistiquement intelligent. Pour Mathieu, c’est une supercherie : « C’est un modèle qui favorise énormément Google. » Il explique comment ces modèles s’approprient des conversions qui auraient eu lieu de toute façon : « Google, Meta, ont leurs pixels partout, ils sont présents, quand ils voient une conversion qui risque d’arriver, ils arrivent à s’insérer très bien dans le funnel et ils se l’approprient. » L’annonceur voit 50 conversions dans son interface et pense que sa campagne PMax est un succès, alors qu’il s’agit souvent de retargeting de dernière minute ou de conversions qui se seraient produites via d’autres canaux.
Quel avenir pour l’expert SEA à l’ère de l’automatisation ?
Face à cette automatisation galopante et à cette opacité croissante, la question de l’avenir du métier d’Account Manager ou d’expert SEA se pose. Le métier est-il voué à disparaître ? Pas si sûr, mais il doit se réinventer en profondeur.
Efficacité de l’automatisation ou opacité imposée ?
La première chose à comprendre, selon Mathieu, c’est que le débat n’est pas tant sur l’efficacité de l’automatisation que sur le manque de transparence. « Pourquoi elle ne laisse pas le choix ? En fait, pourquoi le modèle il devient opaque ? » Il prend l’exemple des rapports sur les termes de recherche dans les campagnes search classiques : « Pourquoi ce ce ce ce rapport, ils font ils tu vois tu es en train d’avoir maintenant il y a il y a quasiment moi j’ai des comptes sur lesquels il y a parfois 70 % qui est caché. » Le vrai sujet n’est donc pas la machine contre l’humain, mais la transparence contre la boîte noire.
Des parallèles éclairants : la finance de marché et l’aviation
Pour illustrer son propos, Mathieu utilise deux analogies puissantes. La première est celle du pilotage automatique dans l’aviation : personne ne se pose la question de savoir si le pilote va disparaître. Son rôle stratégique reste essentiel. La seconde, encore plus parlante, est celle de la finance de marché. « Dans la gestion de portefeuille, l’humain n’a pas disparu en fait. Il y a des fonds qui sont 100 % quantitatifs mais […] dans des fonds un peu plus orientés sur un thème particulier, il y a quand même très souvent une intervention humaine. » Si l’automatisation pure était si efficace, elle aurait déjà tout balayé dans la finance. Ce n’est pas le cas.
Le nouveau rôle de l’account manager : un profil analytique
Alors, quel est l’avenir du SEA et du professionnel qui le pilote ? La conclusion de Mathieu est claire : il faut arrêter d’écouter ce que les plateformes racontent, faire sa propre analyse et réallouer les budgets intelligemment. Le salut ne viendra pas de la gestion fine des enchères manuelles, mais de la compétence analytique. « Pour beaucoup de boîtes mettre de la compétence, notamment de la compétence analytique c’est une vraie problématique. […] Le principal, la principale chose que tu dois savoir faire c’est c’est analyser en fait, analyser ton trafic, analyser les clics que tu amènes. » L’investissement doit se déplacer des campagnes PMax vers des profils analytiques en interne, capables de creuser, de challenger les données et de prendre de la hauteur.
Vers une révolte des annonceurs ?
La situation actuelle, où les annonceurs investissent des sommes colossales dans des systèmes opaques, pourrait-elle durer éternellement ? Mathieu pense que non. Le vent pourrait bien tourner. « Qu’est-ce qui va se passer dans un univers où les annonceurs sont un peu plus regardants sur leurs dépenses ou mettre 500 € au lieu de 300 € sur une campagne […] bah en fait c’est plus du tout le même sujet. » Avec des budgets qui se resserrent, la pression pour une meilleure rentabilité et une plus grande transparence va s’accroître.
De plus, le monopole de Google sur le search est de plus en plus attaqué, que ce soit par Bing avec ChatGPT, par Apple qui réfléchit à son propre moteur, ou même par TikTok. Si les annonceurs continuent de voir la valeur de leurs investissements se diluer dans des campagnes « fourre-tout », ils pourraient bien se rebeller. « Les annonceurs sont venus pour une bonne raison. Tu vois, ils ont mis des enchères à des niveaux élevés à cause du search. Si tu en arrives à ce type de situation […] je pense que la révolte elle va venir des annonceurs », espère Mathieu. Finalement, en voulant trop contrôler et opacifier son système, Google est peut-être en train de scier la branche sur laquelle il est assis depuis 20 ans.
FAQ sur la fin des enchères manuelles en SEA
Les enchères manuelles sont-elles mortes sur Google Ads ?
Non, elles ne sont pas encore mortes, mais elles sont de plus en plus marginalisées par Google, qui pousse agressivement ses stratégies d’enchères automatisées. Le vrai problème est que le manque de transparence, comme le masquage des termes de recherche, rend même la gestion manuelle de plus en plus difficile et moins pertinente.
« C’est pas un débat d’automatisation. […] En fait, il y a plusieurs business qui sont intéressants à regarder. […] Prends l’exemple de la finance de marché. […] Dans la gestion de portefeuille, l’humain n’a pas disparu en fait. » – Mathieu Ceccarelli
Quelle est la principale limite des campagnes Performance Max ?
La principale limite des campagnes Performance Max est leur nature de « boîte noire ». Il est impossible de savoir précisément comment le budget est réparti entre les différents canaux (Search, Display, YouTube, etc.). Cela empêche toute analyse fine et toute optimisation stratégique, car on ne peut pas identifier ce qui fonctionne réellement pour renforcer l’investissement.
« Ces campagnes automatisées étant fourre-tout, avant tu pouvais te dire bah tiens, je mets 100 € dans mes campagnes search… Là, le truc il est en packagé. Donc tu peux plus le décortiquer comme avant. […] Moi ce qui me dérange c’est qu’est-ce que tu en fais après en fait ? » – Mathieu Ceccarelli
L’automatisation SEA rend-elle les experts SEA inutiles ?
Au contraire, l’automatisation rend l’expertise humaine encore plus cruciale, mais le rôle évolue. L’expert SEA n’est plus un simple gestionnaire de clics, mais un stratège doté de fortes compétences analytiques. Son travail consiste à allouer les budgets, à challenger les données fournies par les plateformes et à avoir une vision globale de la performance, au-delà des métriques biaisées des interfaces publicitaires.
« Le principal, la principale chose que tu dois savoir faire c’est analyser en fait, analyser ton trafic, analyser les clics que tu amènes. […] Il faut aussi ne pas se contenter de regarder ce que raconte la plateforme et il faut aller creuser sur le site. » – Mathieu Ceccarelli
Pourquoi Google pousse-t-il autant à l’automatisation ?
Google pousse à l’automatisation pour deux raisons principales. Premièrement, pour simplifier l’accès à sa plateforme à un plus grand nombre d’annonceurs moins qualifiés. Deuxièmement, et surtout, pour pouvoir diffuser des annonces sur l’ensemble de son inventaire (Search, YouTube, Display), et pas seulement sur le canal Search qui est très performant mais saturé. Cela lui permet d’augmenter considérablement ses revenus globaux.
« Google a un petit peu aspiré à prendre ce raisonnement de Facebook qui consiste à dire ‘bah en fait moi j’ai de l’inventaire large. J’ai le search mais j’ai aussi YouTube, j’ai aussi le display’. Donc je vais aller […] placer aussi mes autres inventaires qui sont clairement moins courtisés par les annonceurs. » – Mathieu Ceccarelli
Faut-il faire confiance aux chiffres de conversion de Google Ads ?
Il faut les prendre avec beaucoup de recul. Google étant juge et partie (il vend la publicité et mesure sa performance), ses chiffres sont souvent optimistes. Les modèles d’attribution comme le Data-Driven tendent à survaloriser les points de contact Google, et les conversions affichées peuvent inclure du retargeting de dernière minute ou des doublons. Une analyse indépendante, via son propre back-office ou un outil d’analytics neutre, est indispensable.
« C’est une absurdité totale aujourd’hui que le reporting de performance soit fait par des acteurs eux-mêmes de la publicité digitale. C’est un non-sens. Ils font la mesure, ils font le storytelling, ils font le reporting de performance… » – Mathieu Ceccarelli
Comment analyser la performance d’une campagne automatisée comme PMax ?
L’analyse est très limitée par le manque de données. Il faut se concentrer sur les résultats globaux et les comparer aux objectifs business. Il est crucial de vérifier dans son propre système (CRM, back-office e-commerce) si les conversions remontées par Google sont réelles et qualitatives. Il faut aussi exclure sa propre marque des campagnes PMax pour éviter qu’elles ne s’attribuent des ventes qui auraient eu lieu de toute façon.
« Si jamais tu as mal structuré, c’est une campagne qui va directement générer des conversions en se positionnant sur ta marque. Donc ils vont d’abord un peu tester ta naïveté à savoir ça. » – Mathieu Ceccarelli
Le modèle d’attribution Data-Driven de Google est-il fiable ?
Sa fiabilité est discutable car il s’agit d’un algorithme propriétaire de Google, donc une boîte noire. Il est conçu pour valoriser l’ensemble des interactions sur l’écosystème Google, ce qui le rend partial. Il est présenté comme « intelligent », mais il sert avant tout les intérêts de Google en justifiant les investissements sur ses canaux moins performants comme le Display ou YouTube.
« Par défaut tu as le modèle d’attribution qui est en data driven qui est un modèle qui favorise énormément Google. […] En le rendant statistiquement intelligent c’est bête en fait, ça ne peut pas être statistiquement intelligent l’attribution. » – Mathieu Ceccarelli
Quel est l’avenir du marketing d’acquisition si tout devient opaque ?
L’avenir réside dans la capacité des annonceurs à reprendre le contrôle de leur analyse. Cela passe par l’investissement dans des compétences analytiques internes, la mise en place de systèmes de mesure indépendants et une approche plus critique des données fournies par les plateformes. La pression économique pourrait forcer les annonceurs à exiger plus de transparence, ce qui pourrait à terme rééquilibrer le marché.
« Arrêtez d’écouter ce qu’elles disent, faire sa propre analyse et mettre les budgets, ne pas les mettre dans toutes les campagnes Performance Max, mais de les mettre dans des profils analytiques en interne, de passer du temps. » – Mathieu Ceccarelli