Logo de l'épisode Biais Cognitifs #2 : Biais Narratif du podcast Marketing Mania - Conversations d'entrepreneurs

Biais Cognitifs #2 : Biais Narratif

Épisode diffusé le 21 juin 2016 par Marketing Mania

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Le cheval de Troie : comment un biais cognitif a causé la chute d’une cité

L’histoire du cheval de Troie m’a toujours semblé un peu étrange. Vous avez deux camps, les Troyens et les Grecs, en guerre depuis des années. Un matin, les Grecs lèvent le camp, mais laissent derrière eux un immense cheval en bois. Et que font les Troyens ? Ils ne trouvent rien de mieux à faire que de l’amener à l’intérieur de leurs murs. Ça m’a toujours paru un petit peu illogique.

On pourrait se dire que ce n’est qu’un mythe et qu’il n’y a pas de raison de trop se casser la tête. Mais je voudrais observer avec vous l’autre côté de cette histoire, l’angle psychologique du Troyen moyen. Quelle histoire est-ce que quelqu’un qui est assiégé depuis des années se raconte le soir en s’endormant ? L’histoire qu’il se raconte, c’est que la guerre est presque finie, qu’on va bientôt gagner, que Troie va triompher.

Alors, le jour où une preuve éclatante que Troie a gagné se présente à leur porte, le Troyen moyen a une envie irrésistible d’y croire. Quand deux camps interprètent les mêmes événements de façon totalement différente, c’est toujours le signe d’un biais cognitif. Aujourd’hui, je voudrais étudier avec vous ce biais en particulier que j’appelle le biais narratif.

Qu’est-ce que le biais narratif ? La définition selon Nassim Taleb

Ce biais narratif est un concept fascinant, théorisé notamment par Nassim Nicholas Taleb, un ancien trader devenu philosophe. Dans son livre The Black Swan, il le définit ainsi :

« Le biais narratif concerne notre capacité limitée à observer des séquences de faits sans superposer une explication. Ou de façon équivalente sans imposer un lien logique, une flèche de connexion entre ces faits. Les explications nous permettent de lier les faits entre eux. Elles nous aident à les mémoriser. Et elles nous aident à faire sens de ce que nous observons. Le danger de cette tendance apparaît quand elle augmente notre impression de comprendre. »

En d’autres termes, face à une série d’événements, nous avons un besoin humain profond de déduire une chaîne de cause à effet. Nous voulons raconter une histoire cohérente qui explique ce que nous voyons, même lorsque les événements sont en réalité aléatoires, une simple coïncidence. Ce besoin de narration est un des aspects fondamentaux de la psychologie de la persuasion.

Le biais narratif en action : des mythes anciens aux drames modernes

Ce besoin de trouver une cause, une explication, une histoire, n’a rien de nouveau. Il est ancré en nous et continue de façonner notre perception du monde aujourd’hui, souvent à notre insu.

Mythes, météo et tornades : quand l’aléatoire a besoin d’une histoire

Si vous revenez aux peuples anciens, tous avaient une explication pour la météo. Un jour il faisait beau, un autre il pleuvait, et il y avait toujours une raison : l’esprit de la forêt, la colère d’un dieu, etc. On a même mis en place des rituels, comme les sacrifices chez les Grecs ou les danses de la pluie, censés causer la pluie. On créait une histoire logique entre des actions humaines et des conséquences météorologiques. Pourquoi ? Parce que l’être humain a un besoin irrésistible de trouver une cause, de dire « pourquoi ».

Et si vous pensez que cette tendance a disparu, j’ai découvert un exemple magnifique dans le podcast This American Life. L’histoire se passe dans une petite ville américaine dévastée par une tornade, le jour même du bal de promo du lycée. Plusieurs adolescents interrogés étaient convaincus d’avoir causé la tornade.

Une jeune fille avait plaisanté quelques jours avant en disant qu’une tornade mettrait un peu d’ambiance dans leur ville ennuyeuse. Elle était persuadée que le karma l’avait punie. Un autre garçon, qui avait accumulé les malheurs, a vu sa nouvelle maison détruite alors que son ancienne maison, qu’il avait dû quitter, est restée intacte. Il était convaincu que la tornade l’avait spécifiquement ciblé. Vu de l’extérieur, cela nous semble absurde. Mais cela illustre ce biais très humain d’expliquer les événements aléatoires et complexes par une suite d’éléments narratifs simples et personnels.

Les mythes fondateurs : comment les nations se racontent des histoires

Un autre exemple puissant de biais narratif est la construction des États-nations. La France, l’Allemagne, les États-Unis… fonctionnent un peu comme une religion. Ce sont des constructions sociales dont les frontières sont souvent le fruit d’accidents historiques. Comment créer une cohésion nationale à partir de là ?

La réponse est simple : vous mettez en place des mythes fondateurs. En France, on parle de Vercingétorix, Charlemagne, la Révolution française, Napoléon, la Résistance. Tous ces mythes créent une relation de cause à effet entre les événements passés et ce qu’est la France aujourd’hui, avec ses valeurs de « liberté, égalité, fraternité ». On construit l’histoire de France pour qu’elle semble être une conséquence logique et inévitable du passé, en omettant les éléments qui ne cadrent pas avec ce récit, comme la colonisation ou les guerres de religion.

Les États-Unis font exactement la même chose avec leurs mythes des Pères fondateurs, de la conquête de l’Ouest ou de la « destinée manifeste ». L’idée est de présenter l’histoire de la nation comme une ligne droite, une suite logique de causes et d’effets, où rien n’a été laissé au hasard.

Les 5 mécanismes qui renforcent le pouvoir du biais narratif

Le biais narratif ne fonctionne pas seul. Il est renforcé par toute une série d’autres biais cognitifs qui, ensemble, créent une vision du monde cohérente mais souvent erronée.

1. Le biais de confirmation : l’exemple de Steve Jobs

Une fois que vous avez une histoire en tête, le biais de confirmation vous pousse à ne chercher que les faits qui la confirment. Prenez Steve Jobs. Certains pensent que c’était un génie révolutionnaire, d’autres un sociopathe qui exploitait ses employés. En pratique, l’opinion que vous avez de lui est largement basée sur votre vision du monde préexistante.

Vous allez ensuite choisir les faits qui correspondent à votre histoire. Si vous pensez que c’est un génie, vous oubliez peut-être que pendant près de 20 ans, il était considéré comme un ‘has-been’. Si vous pensez que c’est un sociopathe, vous ignorez peut-être qu’il était farouchement loyal envers certains employés ou qu’il a tenté de réparer ses erreurs avec sa première fille. Les gens ne cherchent pas à comprendre la complexité du personnage, ils cherchent à le mettre dans une case avec une histoire simple.

2. Le syndrome du « je le savais » : la logique rétrospective

Rétrospectivement, tout semble évident. L’exemple que j’adore est la crise financière de 2008-2009. Aujourd’hui, tout le monde peut vous expliquer pourquoi elle était inévitable. Étrangement, en 2007, très peu de gens l’avaient vue venir. C’est ce qu’on appelle le biais rétrospectif. Après coup, on peut sélectionner les faits pertinents pour construire une chaîne de cause à effet parfaite, un effet domino qui semble logique.

Steve Jobs lui-même tombe dans ce piège dans son célèbre discours à Stanford. Il explique que tout son parcours semble être une conséquence logique de ses choix passés, comme son cours de calligraphie qui l’aurait aidé pour le Macintosh. Il oublie de mentionner les 50 autres cours qu’il a suivis et qui n’ont servi à rien. Sa propre histoire, racontée par lui-même, est largement épurée par le biais narratif.

3. Le biais du survivant : n’écouter que les gagnants

Ce mécanisme est lié au précédent. Le biais du survivant, c’est l’idée qu’on n’entend parler que de ceux qui ont réussi. Pour un entrepreneur qui suit sa passion et réussit, comme Steve Jobs, combien ont fait la même chose et ont échoué ? 9 999 sur 10 000 peut-être. Mais dans les médias, dans les podcasts, on ne parle que du gagnant.

Cela crée une vision biaisée de la réalité où le succès semble être la conséquence logique de certaines actions, alors que le facteur chance est souvent sous-estimé. On entend l’histoire d’origine des fondateurs d’une startup à succès et on se dit que c’était évident qu’ils allaient réussir. Mais c’est une illusion créée par le fait qu’on n’entend jamais l’histoire de ceux qui ont vécu les mêmes expériences et qui ont échoué.

4. L’illusion du karma : notre besoin d’une justice narrative

L’être humain semble avoir un besoin profond que les histoires suivent une logique morale : les bons sont récompensés, les méchants sont punis. C’est l’illusion de la justice kantienne, ou plus simplement, l’illusion du karma.

Pour illustrer ça, comparons deux films. Dans Wall Street d’Oliver Stone (1987), le financier corrompu Gordon Gekko finit en prison. L’histoire respecte notre besoin de justice. Mais dans Le Loup de Wall Street de Scorsese (2013), le personnage principal, Jordan Belfort, s’en sort avec quelques mois dans une prison confortable et continue ensuite à gagner beaucoup d’argent. Cette histoire, bien que réelle, a dérangé beaucoup de gens. Pourquoi ? Parce qu’elle ne correspondait pas à l’histoire de justice qu’ils avaient dans leur tête.

5. Le combat des histoires : la persuasion en politique

Si vous voulez prouver qu’une histoire est fausse avec des faits et des arguments, c’est presque toujours inutile. La seule façon de concurrencer une histoire, c’est de créer une histoire concurrente plus forte. La politique est le domaine par excellence du ‘combat des histoires’.

Prenons le problème de la pauvreté. Vous pouvez raconter différentes histoires pour l’expliquer :

  • Histoire 1 : C’est l’oppression du capital. Solution : redistribuer les moyens de production.
  • Histoire 2 : C’est un manque d’égalité des chances. Solution : redistribuer la richesse par l’impôt.
  • Histoire 3 : C’est un manque de travail et d’effort. Solution : inciter à travailler plus en baissant les impôts.

Les faits sont les mêmes, mais les histoires sont différentes et mènent à des conclusions radicalement opposées. Le processus politique consiste à voir qui a l’histoire la plus persuasive.

Comment utiliser le storytelling et le biais narratif dans votre marketing ?

Tout le monde dit qu’il faut faire du storytelling en marketing, mais cela ne veut pas dire grand-chose en soi. L’idée clé, c’est que l’histoire que vous racontez doit être l’histoire de votre prospect. Votre prospect a déjà une histoire dans sa tête pour expliquer ses problèmes. Si vous lui opposez des arguments rationnels, ils auront peu d’impact.

Vous devez, comme en politique, utiliser le combat des histoires et remplacer son récit par une histoire concurrente. Quand Steve Jobs est revenu chez Apple, il a instauré l’histoire de ‘Think Different’. L’histoire était : « Nous, Apple, sommes pour les créatifs, les génies, les rebelles. Nos concurrents, les PC, sont pour les comptables et les gens ennuyeux. » Selon l’histoire que vous vous racontiez sur vous-même, vous vous identifiiez à un camp ou à l’autre.

Dans mon activité, je vendais un produit appelé ‘La Séduction pour les Timides’. Le problème, c’est que le timide moyen a une histoire bien ancrée dans sa tête : « Je suis nul avec les femmes, c’est une compétence innée et je ne l’ai pas. » Essayer de lui vendre une formation est inutile tant que cette histoire est en place. Il fallait d’abord lui raconter une histoire concurrente : « Les compétences sociales, ça s’apprend. Ce n’est pas inné. » Une fois ce retournement opéré, le produit devient une solution logique.

Conclusion : pourquoi les Troyens ont-ils vraiment accepté le cheval de Troie ?

Revenons à notre histoire de départ. On comprend maintenant pourquoi les Troyens ont fait entrer ce cheval dans leurs murs. Ils n’ont pas analysé la situation de manière rationnelle. Ils l’ont fait parce que depuis le début, ils étaient convaincus qu’ils allaient gagner. Le cheval n’était pas un objet suspect, c’était la preuve qu’ils attendaient, la pièce manquante qui venait confirmer l’histoire qu’ils se racontaient déjà.

Ils ont ignoré tous les signaux d’alarme parce qu’ils ont uniquement observé les éléments qui soutenaient leur récit. Et c’est cette erreur, nourrie par le puissant biais narratif, qui a causé leur perte. Alors, la prochaine fois que vous entendrez une histoire qui semble trop belle, trop simple ou trop cohérente, demandez-vous si elle n’est pas simplement en train de flatter un biais narratif.

Foire aux questions sur le biais narratif

Qu’est-ce que le biais narratif exactement ?

Le biais narratif est la tendance naturelle de notre cerveau à relier des événements, même aléatoires, par une relation de cause à effet pour former une histoire cohérente et facile à comprendre. Cela nous donne une impression de sens et de contrôle, mais peut nous faire ignorer la complexité et le hasard.

« En d’autres termes, quand nous observons une séquence d’événements, nous avons un besoin profond, un besoin humain de pouvoir déduire une chaîne de cause à effet entre ces événements. Nous voulons pouvoir raconter une histoire qui explique ce que nous voyons de façon cohérente. »

Pourquoi le cerveau humain a-t-il besoin de créer des histoires ?

Notre cerveau a besoin de créer des histoires pour plusieurs raisons : lier les faits entre eux, les mémoriser plus facilement et, surtout, donner un sens à ce que nous observons. Une histoire simplifie la réalité et la rend plus facile à appréhender, même si cette simplification est parfois trompeuse.

« Les explications nous permettent de lier les faits entre eux. Elles nous aident à les mémoriser. Et elles nous aident à faire sens de ce que nous observons. Le danger de cette tendance apparaît quand elle augmente notre impression de comprendre. »

Quel est le lien entre le biais narratif et le biais de confirmation ?

Le biais de confirmation est un puissant allié du biais narratif. Une fois qu’une histoire est établie dans notre esprit, le biais de confirmation nous pousse à chercher et à interpréter uniquement les informations qui soutiennent cette histoire, tout en ignorant celles qui la contredisent. Les deux biais se renforcent mutuellement.

« Une fois que vous avez une opinion, il vous suffit d’aller chercher les faits qui correspondent à l’histoire que votre cerveau veut raconter. Donc le biais de confirmation et le biais narratif peuvent bien souvent aller dans la même direction pour aider à construire une histoire épurée. »

Comment le biais narratif est-il utilisé en politique ?

En politique, le biais narratif est central. Plutôt que de débattre sur des faits, les acteurs politiques racontent des histoires concurrentes pour expliquer un même problème (comme la pauvreté ou l’insécurité). La narration qui l’emporte est celle qui est la plus persuasive et qui mène à la solution que le politicien veut mettre en place.

« La politique, c’est l’idée que vous n’allez pas proposer une solution à un problème. Vous allez raconter une histoire qui explique le problème et donc selon cette histoire, la solution est évidente. »

En quoi l’histoire de Steve Jobs est-elle un bon exemple du biais narratif ?

L’histoire de Steve Jobs est souvent réduite à des récits simplistes : soit un génie visionnaire, soit un tyran sociopathe. Les gens choisissent une de ces histoires et sélectionnent les faits qui la confirment (biais de confirmation), ignorant la complexité et les contradictions du personnage. Cela illustre comment nous préférons une narration simple à une réalité nuancée.

« Les gens ne sont pas vraiment intéressés par comprendre qui est le personnage de Steve Jobs. Ils sont intéressés par pouvoir le mettre dans une case, avoir une histoire facile qui leur permettent de conceptualiser qui est ce personnage. »

Qu’est-ce que le biais du survivant et comment renforce-t-il le biais narratif ?

Le biais du survivant est notre tendance à nous concentrer sur les personnes ou les choses qui ont ‘survécu’ à un processus, en oubliant les autres. Cela renforce le biais narratif en nous présentant des histoires de succès (d’entrepreneurs, par exemple) comme des récits logiques et inévitables, alors qu’ils omettent le rôle de la chance et les milliers d’échecs similaires.

« Le biais du survivant c’est l’idée qu’on n’entend pas parler de toutes les entreprises qui ont échoué… Vous entendez toujours parler des gens qui ont réussi. De façon évidente parce que ce sont ceux qui sont intéressants. »

Comment appliquer le storytelling en marketing de manière efficace ?

Pour être efficace, le storytelling en marketing ne doit pas seulement raconter l’histoire de la marque, mais surtout raconter l’histoire du prospect. L’objectif est de comprendre le récit que le client se raconte déjà à propos de son problème, puis de lui proposer une nouvelle histoire, plus convaincante, dans laquelle le produit ou service est la solution logique.

« L’idée ici, c’est que l’histoire que vous racontez doit être l’histoire de votre prospect… Vous devez donc comme toujours, utiliser le combat des histoires et remplacer cette histoire par une histoire concurrente. »

Pourquoi le ‘syndrome du je le savais’ nous piège-t-il après un événement ?

Ce biais, aussi appelé biais rétrospectif, nous fait croire, après qu’un événement s’est produit, qu’il était prévisible et évident depuis le début. Il nous piège en nous permettant de construire une narration parfaitement logique en sélectionnant a posteriori les ‘bons’ indices, ce qui nous donne une fausse impression de compréhension et de capacité à prédire l’avenir.

« Rétrospectivement, on peut toujours vous expliquer A plus B plus C plus D pourquoi les événements qui sont passés sont absolument logiques et évidents et pourquoi est-ce que tout le monde aurait dû les voir venir. Évidemment quand vous êtes dans le moment… c’est très difficile. »


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